Nouvelles voix d’auteurs : la place des aides à l’écriture dans l’économie des auteurs
Si ces temps troublés révèlent un peu plus les difficultés des auteurs du livre et du cinéma à vivre de leur travail, le problème est en vérité ancien. Il est courant depuis plusieurs années de parler d’industries culturelles ou d’économie du livre, du cinéma, mais force est de constater qu’il existe aussi une économie de l’auteur, souvent méconnue et très fragile.
Le quotidien d’un auteur n’a en effet plus rien à voir avec l’idéal romantique d’un créateur solitaire. De nos jours, écrire un livre ou un film demande en amont des compétences spécifiques — d’entrepreneur, de gestionnaire ou de communicant — pour se donner les moyens matériels de créer. Cette nécessaire évolution se voit d’autant plus renforcée que la rapide mutation des marchés culturels — fragilisation de l’économie du livre, bouleversement de la diffusion audiovisuelle — s’accélère. Et c’était sans compter la crise sanitaire qui sévit aujourd’hui.
À l’heure où ALCA s’est saisie de ce constat et développe des dispositifs spécifiques visant à accompagner les auteurs — bourses pour le livre, aides à l’écriture pour le cinéma, formations ou aide juridique, etc. —, il nous a semblé éclairant de recueillir l’avis sur cette mutation des auteurs ayant obtenu une aide financière à l’écriture de leurs projets cinéma ou littérature.
Dans ce premier volet sur les cinq à venir, nous leur avons demandé comment les transformations économiques actuelles se conjuguent avec leur création. Quelle est l’importance d’une aide à l’écriture pour accoucher d’un projet, sa part dans leur rémunération ? En somme : à quoi ressemble l’économie d’un auteur aujourd’hui ?
Entretien croisé* avec Julien Frey (scénariste bande dessinée) et Dominique Marchais (scénariste et réalisateur), à lire avec les témoignages sonores de Clémentine Campos (animatrice et réalisatrice) et Hervé Brunaux (poète et romancier).
Pourquoi avez-vous chacun choisi de demander une aide pour l’écriture de vos projets respectifs ?
Julien Frey : De façon évidente, parce que l’à-valoir versé par mon éditeur n’était pas suffisant pour me permettre de travailler aussi longtemps qu’il le fallait et mener mon scénario à bon port. C’est donc une raison avant tout économique. Il existe de plus en plus un décalage entre ce qu’une maison d’édition peut offrir à la signature d’un contrat et la charge de travail à mener. Même si l’on a la chance de travailler avec un gros éditeur, une maison qui peut en général proposer 20 000 euros d’à-valoir sur un album, cela ne suffit plus. Deux tiers de cette somme reviennent classiquement au dessinateur et un tiers au scénariste. Ainsi, mes collègues scénaristes et moi-même nous retrouvons finalement avec environ 6500 euros bruts pour 7 à 8 mois de travail — sans compter le temps de recherche en amont, ou l’accompagnement du dessinateur à mesure qu’il avance dans sa tâche en aval. Autant dire que ce n’est pas économiquement viable.
J’ai heureusement la chance d’avoir d’autres ressources. J’ai longtemps travaillé dans le dessin animé, et je reçois encore régulièrement des droits pour la diffusion de programmes auxquels j’ai collaboré. J’ai donc en quelque sorte un revenu de complément, qui me permet de ne pas demander systématiquement une bourse d’écriture pour mes projets de scénarios. Si j’écrivais deux textes dans l’année, je me verrais mal faire deux demandes. De toute façon, elles me seraient refusées...
Dominique Marchais : Dans le cinéma, même si j’ai besoin de cette aide pour avancer sur mon projet, c’est aussi un mode de fonctionnement qui va de soi. Aujourd’hui, rares sont les films qui se montent sans un soutien public sur une ou plusieurs étapes de sa fabrication, que ce soit de la part du CNC ou des Régions. Très peu de producteurs ont les moyens de financer seuls l’écriture d’un film, mais aussi son développement ou sa production. Ainsi, le calendrier des diverses aides est complètement intégré à la façon de penser et développer un film. Les divers dépôts de dossiers sont des rendez-vous importants, des jalons dans le processus de travail — que l’on obtienne l’aide ou pas d’ailleurs.
Cela n’est toutefois pas sans poser de problèmes. On trouve de plus en plus de projets bénéficiant d’une part conséquente de financements publics, quand pourtant le CNC impose 50 % de financements privés. Mais ces derniers, distribués essentiellement par les chaînes télé, sont de moins en moins généreux et de plus en plus difficiles à décrocher.
Trouvez-vous que les propositions d’aide à l’écriture sont aujourd’hui adaptées (nombre, diversité, dotation) ?
J.F. : De mon point de vue, le défaut se situe surtout au niveau du traitement de ces aides. En général, entre le moment où l’on demande la bourse et le moment du paiement effectif, il peut s’écouler six mois à un an. Autant dire que ce calendrier n’est clairement pas en phase avec la réalité de nos métiers, le quotidien d’un auteur ou le planning éditorial. On touche en vérité l’argent bien après l’écriture, ce qui ne devrait pas être le cas en toute logique.
D.M. : Ma situation est assez différente de celle de Julien, car je suis scénariste uniquement des films que je réalise. On ne s’inscrit donc pas dans la même temporalité : ce projet va m’occuper plusieurs années. Et quelque part, c’est là que le dispositif des aides, un peu organisé en étages à la manière d’une fusée (écriture – développement – production), prend tout son sens. J’ai pu tout d’abord demander l’aide à l’écriture seul, en tant qu’auteur. L’aide au développement en revanche, qui viendra ensuite, se demande avec une production qu’il me faut chercher. Pareil pour l’aide à la production.
"Alors certes, le système des aides publiques est lent, mais il est présent à toutes les étapes. Et puis cette lenteur, c’est aussi celle inhérente à la fabrication d’un film. Dans le cinéma, on ne se pose pas la question de savoir si les aides sont adaptées."
Alors certes, le système des aides publiques est lent, mais il est présent à toutes les étapes. Et puis cette lenteur, c’est aussi celle inhérente à la fabrication d’un film. Dans le cinéma, on ne se pose pas la question de savoir si les aides sont adaptées. On adapte plutôt les projets aux contraintes des aides et à leurs calendriers. C’est complètement intégré, tant par les auteurs que les sociétés de production.
J.F. : Et contrairement au livre, il existe des aides automatiques dans le cinéma, non ?
D.M. : Oui, mais c’est assez récent, et uniquement pour les artistes ayant déjà réalisé un film de fiction. Dans mon cas par exemple, comme mes précédents films étaient des documentaires, je ne peux pas m’inscrire dans ce dispositif. Sans polémiquer, cela donne une indication assez forte de comment est considérée l’écriture documentaire.
Depuis la position qui est la vôtre, avez-vous l’impression qu’il existe une différence d’accompagnement entre les dispositifs d’aides publiques à l’écriture pour le livre et le cinéma ?
D.M. : J’ai l’impression que les propositions d’aides, à l’écriture notamment, sont beaucoup plus structurées dans le cinéma que dans le livre. Mais il n’y a en vérité aucun mystère à cela. Le cinéma, en raison de sa dimension très tôt industrielle, a été pionnier dans ce domaine, c’était une obligation à son existence et son développement. Le système d’aides publiques qui sous-tend la création cinématographique est probablement le plus ancien dans le monde de la culture moderne. Et c’est non seulement les créateurs, mais toute la chaîne qui est soutenue : producteurs, distributeurs, exploitants, etc. Après, il est vrai que les flux financiers les plus importants sont pour les plus gros acteurs du système, et pas pour les auteurs.
J.F. : La différence existe, et elle est entretenue par l’écart indiscutable entre le coût de fabrication d’un film et celui d’une œuvre littéraire. Il y a une sorte d’évidence qui vaut pour le cinéma. L’auteur de longs métrages qui n’est pas aidé ne fera pas son film, c’est très clair. Alors que je vois régulièrement des auteurs de bande dessinée s’épuiser sur des projets signés sans aucun à-valoir. C’est une aberration, mais elle existe. Certains même écrivent pour des sommes de plus en plus modiques. Écrire ne nécessite pas la présence d’une équipe technique, d’acteurs ou de studio. On peut toujours y arriver, seul dans son coin, avec beaucoup d’abnégation. C’est une image d’Épinal qui nous dessert aussi beaucoup.
Vivez-vous aujourd’hui exclusivement de votre activité d’auteur ?
D.M. : Oui, mais de mes activités d’auteur et de réalisateur. Dans notre profession, on est souvent aussi technicien, ce qui nous permet de nous inscrire dans le cadre du régime de l’intermittence. C’est en vérité aussi une forme de soutien en soi à la création, même s’il s’amenuise chaque année un peu plus. Nous avons finalement une profession où nous travaillons de plus en plus, quand nos revenus ne cessent de baisser.
J.F. : Pour ma part, j’écris pour la bande dessinée depuis sept ans, mais continue de vivre pour grande part grâce à ce que j’ai fait avant dans l’audiovisuel. Ce sont ces ressources qui m’ont permis de me lancer et de ne pas me retrouver dans la même situation que tous les auteurs débutants — et certains créateurs confirmés, hélas —, c’est-à-dire celle d’un travailleur pauvre.
Après, si je souhaite de tout cœur que l’artiste-technicien conserve ses droits au statut d’intermittent, il y a tout de même des aberrations qu’il faudrait corriger. J’ai par exemple été intermittent pendant dix ans, parce que je lisais des scénarios pour des chaînes télé ou des productions. Et quand je me suis mis à les écrire moi-même, je n’ai plus eu le droit à rien. Il semblerait donc qu’il faille mieux lire qu’écrire ! (rires)
"On nous vend aujourd’hui une loi de l’offre et de la demande, affirmant que l’on ne peut vivre de l’écriture que si l’on vend bien. Mais c’est l’arbre qui cache la forêt. Le véritable problème aujourd’hui, qui échappe complètement aux auteurs, c’est la surproduction."
On nous vend aujourd’hui une loi de l’offre et de la demande, affirmant que l’on ne peut vivre de l’écriture que si l’on vend bien. Mais c’est l’arbre qui cache la forêt. Le véritable problème aujourd’hui, qui échappe complètement aux auteurs, c’est la surproduction. Dans la bande dessinée, ce sont en moyenne 150 nouveaux titres qui sortent chaque semaine. On est passé à un modèle où il n’y a plus de fonds en librairie, où l’on produit sans raison, attendant le titre qui fonctionnera et épongera tous les autres. Mais comment vendre quand vos œuvres sont quasiment mortes-nées ?
D.M. : Dans le cinéma, si l’on n’est pas si éloigné de ce constat, on n’est peut-être plus confronté à une situation de concentration que de surproduction. Je crois qu’il y a environ 20 à 25 sorties semaines, c’est certes déjà beaucoup, mais la difficulté n’est pas là. Le problème est que certains d’entre eux auront du mal à être vus, car projetés dans très peu de salles. Les films indépendants sont sous-représentés et c’est une poignée de films qui monopolisent finalement les écrans.
Quelle serait dès lors pour vous la bonne idée d’aide à la création qui n’existe pas et pourrait être facilement mise en place ?
J.F. : Peut-être pour le livre quelque chose comme ce qui existe dans le cinéma, avec la taxe sur les billets reversée au CNC. On pourrait imaginer un dispositif semblable, faire qu’un pourcentage du prix de vente des livres vienne abonder un fonds de soutien aux auteurs.
Après, une aide n’est pas seulement financière. Je crois vraiment à la nécessité d’un accompagnement à la diffusion — notamment pour les ouvrages qui ont été aidés à l’écriture par la Région —, en favorisant les contacts avec le réseau de libraires et les manifestations du territoire.
D.M. : Cette taxe du CNC fait régulièrement couler beaucoup d’encre, car elle s’applique à tous les films, mais n’est reversée en majorité qu’au cinéma français. Elle subsiste grâce à une vraie volonté politique que je veux saluer, tout comme je salue le système finalement efficient et adapté d’aides pour le cinéma. Je ne vois sincèrement pas ce que l’on pourrait y ajouter. Et je suis désolé de voir que l’on considère aujourd’hui de façon tacite qu’un écrivain se doit d’avoir une autre profession. Dans le cinéma, il est acquis qu’être auteur est un métier à plein temps, et ce ne serait pas possible sans les aides publiques.
*Cet entretien a été réalisé avant le début du confinement