"Porte du soleil" de Christophe Manon
Que se passe-t-il quand un "rital", entendre par là un descendant d’émigrés italiens, se met en route pour le lieu d’origine de sa famille ? Que se passe-t-il quand le "rital" en question est l’écrivain Christophe Manon, arrière-petit fils d’Elisa et de Pasquale Frondizzi, partis d’Ombrie pour la France en 1922. Il se passe que l’enquête généalogique est très vite abandonnée, laissant la place à un voyage halluciné dans l’histoire tordue et tourmentée du christianisme romain. Avec Virgile, Saint-Augustin, Dante – parmi d’autres fantômes insistants – pour compagnons de route.
D’abord la main puis le bras puis le reste… Aspiration, déchiquetage, d’un corps par une machine. Appliqué à Porte du soleil, le dernier livre de Christophe Manon, cela donne : d’abord un mot puis un vers puis le reste… Aspiration, trituration, d’un lecteur par un texte.
Force gravitationnelle
Le texte : une centaine de poèmes, rigoureusement un par page, répartis en six chapitres augmentés d’un prélude et d’un épilogue, scandent le livre. Poèmes ? Disons vertiges en vers libres, chimères mêlant cantique, élégie et sotie, dotés chacun de cette mécanique implacable nous précipitant à leur fin : le bas de page, le fond de l’être, les bas-fonds d’un bref récit autofictionnel qualifié de roman par l’éditeur. On dégringole, on tombe, on pourrait s’écraser, on est déjà sur le sommet du poème suivant.
L’enchaînement des vers nous entraîne dans la prison mentale dans laquelle le narrateur se trouve enfermé dès son arrivée en Italie ; nous suivons ses ressassements, ses boucles obsidionales, nous rebondissons avec lui entre les murs de son agitation solitaire, de sa dépression et de son exaltation, de son exaspération sensuelle et de sa détresse alcoolique. Murs cependant lézardés par l’incursion du kitsch – celui de notre époque, de son incessant commerce, de ses couleurs criardes, de ses technologies de distraction, de ses politiques obscènes – par l’irruption du rire.
Drolatique
Car au fond de sa détresse, Christophe Manon s’amuse à rejoindre ses arrière-grands-parents Elisa et Pasquale Frondizzi, dont il est venu chercher des traces – eux "dont il ne reste aucune trace / dans les temps qu’un halo / qui palpite et scintille faiblement" – à leur point d’origine, le village de Gubbio près de Pérouse, Perugia, en Ombrie ; oui, s’amuse à les rejoindre via "ce penchant pour le grotesque et la tragédie" dont, à défaut de tout autre legs, de langue ou de culture, il a hérité.
Tout le livre est fait de cette étoffe : une trame d’obscurité suffocante, avec des motifs de cruauté et de burlesque. Un chatoiement sombre, avec presque toutes les nuances de l’humour noir. Palette en laquelle méchanceté et haine seraient les seules teintes à faire défaut : monopolisées, celles-là, pour l’autoportrait du récitant, la confession de ses égarements.
Dérives et déclinaisons
Nous le suivons pas à pas dans son trouble comme dans les lieux qu’il explore. Nous le voyons perdu et à la fois extrêmement géolocalisé, par les chapitres faisant titre du lieu – Perugia, Gubbio, Assise, Arezzio – où il va nous conduire ; par les rues, les piazzas, les cryptes, les escaliers, les sentiers… où nous le verrons chancelant, noircir des carnets de notes, photographier des inscriptions. Ici, par exemple : PAX ET BONUM, devise du séraphique François, gravée dans un sol.
Mais si la géographie paraît stable, le temps, en revanche, affole. Expions-nous dans celui de Virgile ou dans celui de Dante ? Gravissons-nous ce Golgotha dans le siècle du Christ ou dans celui de Christophe ? Migrons-nous avec les arrière-grands-parents de Manon ou sommes-nous refoulés aux frontières "durant la troisième année de la présidence Macron / dans la splendeur de la gloire / de son règne tout-puissant ?" Buvons-nous dans le verre de Bukowski ou dans celui de Villon ? Sommes-nous harcelés en présence du Caravage ou en celle de Pasolini ? Cherchons-nous rédemption dans le compagnonnage de Saint-Augustin, de William Carlos Williams ou de François d’Assise ?
L’imitation selon Manon
Il y a un doute. Un doute qui passe par la langue. Expliquant peut-être au passage le plaisir vivement paradoxal que nous éprouvons à suivre un narrateur exposant si crûment ses désordres, à plonger avec lui dans la mise en abîmes des représentations horrifiques – supplices, décollations, martyres – de la pinacothèque et de la statuaire catholique. Car Christophe Manon, on se souvient de sa jubilatoire reprise du Testament de Villon, est un virtuose du pastiche. Et ce qu’il fait du pastiche est tout autre chose qu’une farce habile ou qu’une blague de connaisseur.
Ici l’imitation relèverait plutôt du registre de L’Imitation du christ, du Christ en croix – "Oh Seigneur, que dans mon âme / et aussi dans mon corps, je puisse éprouver les souffrances / que tu as dû subir dans Ta cruelle passion" – serait-on tenté d’ajouter. Ou comment vivre dans la voix même de celui qu’on imite et, par la précision du remix, abolir les barrières de la représentation et du temps. Par imitation de la langue de Virgile et de Dante, étayée ici ou là par une citation dans le ton, nous devenons l’un et l’autre, nous traversons les Enfers non pas avec eux, mais en eux.
Voix fantômes
Le tour de force et la griserie que Porte du Soleil procurent au lecteur viennent du fait que nous sommes simultanément dans plusieurs voix (et siècles) sans jamais cesser d’être dans celle, intriquante et communicative, de l’auteur : voix des créateurs, voix des mystiques, voix familières ou perdues des parents et des proches, voix de tous ceux venus hanter ce séjour italien – spectres déjà nommés qui l’inspirent en continu, le projetant vers les anneaux de la déréliction, occasionnant quelques sursauts d’extase ou de colère et nous réservant bien des surprises.
Il est remarquable que le plaisir de lecture dépasse très largement l’empathie suscitée par l’épisode autobiographique qui est relaté. Ce qui touche, c’est à la fois la sincérité de l’aveu et l’efficace des moyens mis en œuvre par l’auteur pour nous communiquer son désarroi. Dans toutes ces ténèbres, l’un des fils d’or que nous suivons est la jubilation du poète – magnifiquement énoncée en milieu de livre : "Tout se dessinait / et se combinait à merveille" – à mettre en œuvre son projet, après que sur le mont Ingino, "dans l’odeur des cyprès, il s’était enfin révélé".
Latin retrouvé
Il fut, pour autant qu’il ait été saisi : de nous perdre dans la nuit du temps, de nous perdre pour les âmes errantes, de nous ressusciter parmi les vivants, de nous réjouir jusqu’à rire bruyamment dans le cœur même de la catastrophe. Et finalement, d’atteindre un but, en prétendant le contraire. Car s’"il n’y a rien à restaurer/ rien en vérité qui puisse être réparé", que nos aïeux n’attendent rien, "aucun réconfort", de nous, que le voyage ait pu être à ce point périlleux ne révèle-t-il pas l’intensité agissante d’une appartenance, faite de langues et de lieux, jusqu’alors ignorée ? Parti rital, Christophe Manon, au prix d’une métamorphose chaotique, ne serait-il pas revenu un peu… romain ?
Porte du soleil est le troisième volume de la série Extrêmes et lumineux dont on se dépêchera d’aller quérir les deux antécédents.
Porte du Soleil (Éditions Verdier, 2023) de Christophe Manon
(Photo : Hélène David)