Quatre librairies engagées avec et pour leur territoire
La librairie coopérative est une équilibriste entre l’engagement collectif et les enjeux commerciaux. Elle a un rôle particulier de havre vital pour la communauté. Martine Plainfossé, Claire Fontanel, Jean-Marie Menant, Luce Magnant et Anne Delaunay déploient la même énergie et sont animés par la même passion pour le livre, la culture, l’éducation populaire et le collectif. L’histoire de quatre librairies montre comment un modèle juridique en dit long sur l’état d’esprit de ces commerces pas comme les autres.
Ce sont de drôles de librairies, qui rassemblent des clients, bénévoles, fondateurs et administrateurs. Parfois, des centaines de personnes fourmillent pour maintenir pour leurs concitoyens une librairie de proximité qui ne trouve pas de repreneur. Dans ces exemples, le maintien ou la création d’une libraire a été le début d’une histoire partagée.
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Des histoires d’engagement pour l’accès au livre
La librairie Le Texte Libre de Cognac, en Charente, 50 ans cette année, est toujours une association loi 1901. Elle s’est créée de façon très militante. "Il y a eu des hauts et des bas, une situation financière difficile. Puis les équipes ont changé et ont opté pour de nouvelles orientations", confie Martine Plainfossé, administratrice et membre du bureau.
À Ribérac, en Dordogne, L’Arbre à palabres existe de puis moins d’un an sous sa forme coopérative. Ce pro jet a vu le jour parce qu’il n’y avait pas de repreneur pour la librairie de cette ville de 3 500 habitants et pas de librairie à moins de 30 km. Un collectif de citoyens s’est mobilisé et a trouvé cette solution de coopérative, fin 2022.
La librairie Chantepages existe depuis douze ans à Tulle, en Corrèze, sous la forme de Scop (société coopérative de production). Après plusieurs années de librairie itinérante, c’est au côté de Claire Fontanel qu’Yvette Guionie a eu la volonté de créer une Scop pour des raisons éthiques : l’entreprise appartient aux salariés, c’est un modèle démocratique pour la prise de décision et de responsabilité. C’est la seule librairie spécialisée jeunesse du département.
Il y a six ans, à Angoulême, une librairie était tenue par un homme passionné qui a pris sa retraite sans repreneur. Cela a créé une certaine émotion. Un collectif s’est formé. Luce Magnant, aujourd’hui administratrice de L’Autre Librairie, se souvient : "Pendant dix huit mois, nous avons échangé, débattu et pris la décision non pas de reprendre, mais de créer une librairie. On a d’abord monté une association pour avoir un statut juridique, puis une Scic [société coopérative d’intérêt collectif]."
Des formats juridiques qui révèlent leur raison d’être
Chantepages a choisi le modèle de la Scop pour des raisons éthiques, on l’a dit, car au sein de ces coopératives, les salariés partagent le capital et ont le même pouvoir de décision1. Ces sociétés ont un objectif économique, mais elles mettent surtout l’accent sur la démocratie, la répartition équitable des bénéfices et la pérennité de l’emploi.
Trois libraires y travaillent : Géraldine Merpillat, qui a créé un rayon loisirs créatifs et jeux, Louise Akakpovie – devenue associée salariée un an après son arrivée –, qui suit les animations, et Claire Fontanel, l’une des fondatrices : "Le modèle coopératif est au cœur de notre fonctionnement. Nous décidons ensemble et toutes les idées sont bonnes. Investies de manière égale, nous avons une dynamique d’équipe et d’écoute. Elle permet notre épanouissement personnel et au travail."
Les coopératives existent depuis cent cinquante ans !
Sébastien Chenot, délégué régional de l’Union régionale des Scop Nouvelle-Aquitaine, accompagne les structures qui veulent se créer en Scop ou en Scic : "Cette union existe depuis cent cinquante ans. C’est dire si le modèle coopératif n’est pas nouveau, même s’il a le vent en poupe ces dernières années."
L’Arbre à palabres a été créée sous forme de Scic en un temps record. Anne Delaunay, libraire, est arrivée sur le projet en janvier 2023 : "J’étais auparavant bibliothécaire dans le public. La forme coopérative m’a intéressée et l’engagement des citoyens pour sauver la librairie m’a séduite. Je suis coopératrice depuis le début, dans le groupe des fondateurs. Au départ, nous étions vingt. La création a été rapide : nous avons commencé début janvier 2023, déposé les statuts le 17 février et racheté la librairie le 30 mars !" Aujourd’hui, la coopérative compte plus de deux cents sociétaires. Pour Luce Magnant, de L’Autre Libraire, le grand souvenir est celui de la séance de signature avec les cent soixante-douze fondateurs dans les dorures de l’hôtel de ville d’Angoulême : "Il a fallu une sacrée organisation ! La CCI [Chambre de commerce et de l’industrie] a ouvert de grands yeux à la vue de nos cent soixante-douze dossiers !" Ils sont aujourd’hui deux cent cinquante. Les Scic intègrent une diversité dans leur gouvernance : les salariés, les usagers, les bénéficiaires, les collectivités territoriales, etc2. Elles concilient performance économique et utilité sociale, ce qui correspondait à la volonté des fondateurs de s’ouvrir à la société civile.
Un sentiment de complexité, mais un accompagnement bienvenu
Le Texte Libre a fait appel au dispositif local d’accompagnement (DLA) à deux reprises3. Le premier a permis de définir le nouveau cap, le rôle et le fonctionnement de la librairie. "Nous avons voulu passer de l’image d’un vieux magasin à celle d'un établissement dynamique et accueillant", explique Martine Plainfossé, administratrice et membre du bureau. Ce virage engagé en 2009 eut un effet positif sur le chiffre d’affaires. "Cette ouverture s’est bâtie sur des partenariats avec les acteurs culturels de la ville : cinéma, théâtre, etc., et sur nos choix de vente, sans renoncer à la partie militante ; nous avons élargi la gamme des propositions", poursuit-elle.
Lors d’un second DLA, le modèle de la Scop a été évoqué, mais la forme associative a été conservée, considérant que les questions du moment ne seraient pas résolues par un changement juridique. De son côté, Luce Magnant, de L’Autre Librairie, explique : "L’envie nous est venue naturellement de faire une coopérative sans vraiment tout savoir de la complexité dans laquelle on allait se débattre." Elle a le souvenir d’un chemin long et compliqué, de débats sur les différents statuts. Il a fallu choisir le modèle de la Scic, définir les valeurs, rédiger les statuts, collecter les documents des cent soixante-douze fondateurs… "Un travail d’abord en interne, se souvient-elle, puis nous avons fait appel à l’Urscop4, qui nous a donné un cadre sécurisé pour avancer."
Des militants confrontés à la réalité du commerce
Martine Plainfossé se souvient de quelques explosions de voix : fallait-il transiger entre l’exigence du militant et la nécessité d’un équilibre budgétaire ? Luce Magnant appelle cela la "recherche permanente d’équilibre" : entre l’économie classique et les envies militantes, le généraliste et le spécialisé, la relation d’engagement et d’employeur, entre les anciens et les nouveaux, etc. "C’est la conséquence de la richesse de notre diversité. Nous sommes vigilants pour gérer ces frottements afin que cela ne crée pas de tensions", souligne-t-elle. Et pourtant, la libraire n’est pas un commerce comme les autres. "Peut-être parce que c’est un acteur culturel. Or, l’esprit du travail collectif est très présent dans la culture, le théâtre, le spectacle, etc.", avance Claire Fontanel. "Nous avons un projet de festival autour de la petite enfance, avec des structures qui, comme nous, ont envie de faire quelque chose de joyeux."
Le rôle culturel de L’Autre Librairie met en valeur des auteurs et des éditeurs locaux : "L’une de nos libraires est elle-même autrice, explique Jean-Marie Menant, le président. Ensuite, nos bénévoles sont engagés ailleurs, ce qui nous aide à construire des partenariats. On est repéré pour cette capacité à sélectionner des ouvrages sur des sujets donnés, par exemple pour un festival sur le thème de l’agroécologie et de l’alimentation."
Un collectif de salariés, bénévoles et administrateurs : de l’énergie à canaliser
Au Texte Libre, deux salariées sont au conseil d’administration et participent à la vie associative. Au sein de commissions, administrateurs et bénévoles se concertent en bonne intelligence ; toutes les questions sont discutées. Les bénévoles interviennent dans la librairie, sur des périodes où des renforts sont nécessaires, ou pour tenir des stands sur des animations.
Anne Delaunay avait travaillé avec des bénévoles dans ses expériences passées. C’est un quotidien exaltant, qui donne beaucoup d’énergie. "La contrepartie, c’est de savoir gérer l’humain. J’organise le planning des bénévoles, en accord avec le conseil coopératif. Certes, c’est une charge, mais ça se cale bien. J’ai la chance d’avoir parmi les bénévoles une libraire à la retraite qui est ma référente, ma ressource professionnelle de proximité." Jean-Marie Menant, de son côté, explique que "la coopérative compte des commissions Gestion, Ressources humaines, Communication, Lecture. Une organisation bien calée est importante : des moments collectifs, des travaux en commission et un bureau pour la gestion du quotidien. Pour préserver nos salariés des mille idées de nos bénévoles, il faut de la régulation, installer une médiation, décider de ne pas faire certaines choses, parce qu’on n’a pas forcément les moyens humains."
Cette énergie collective est communicative et tout le monde en profite ! Des animations, des festivals, des rencontres, des anniversaires à fêter, des ateliers scolaires sont autant de possibilités d’aller vers le livre pour les habitants chanceux de ces villes.
1. Cf. loi du 10 septembre 1947.
2. Cf. loi du 17 juillet 2001.
3. DLA : dispositif public qui permet de bénéficier d’accompagnements sur mesure afin de développer les activités, de consolider, de créer ou de pérenniser des emplois.
4. www.les-scop-nouvelle-aquitaine.coop
Crédits photos
De gauche à droite, de haut en bas : © L'Arbre à palabres - © Le Texte libre - © Chantepages - © L'Autre Librairie