Rencontre avec Robin Campillo, réalisateur d'"Eastern Boys"
Dix ans après Les revenants, Robin Campillo signe un nouveau long-métrage ambitieux et dérangeant : Eastern Boys.
Dans votre premier long-métrage, Les Revenants, les morts reviennent parmi les vivants et leur posent des problèmes très concrets de cohabitation. Dans Eastern Boys, des garçons de l’Est viennent bouleverser la vie d’un quinquagénaire urbain, un homme à la vie organisée, presque "sans histoires".
Robin Campillo : C’est amusant, j’avais justement pensé, pour le film, à ce titre, "Sans histoires". Quand on parle de vies sans histoires, je crois qu’on veut dire "des vies sans fiction". A contrario, une vie qui n’est pas sans histoires, c’est une vie dans laquelle on habille les choses de fiction, dans laquelle on s’invente des histoires, et il y a un vrai plaisir à éprouver la métamorphose de soi-même à travers ces fictions. Le cinéma, pour moi, est un moyen d’essayer de comprendre cette capacité humaine de se réinventer.
Et en effet, dans le film, les relations se transforment sans cesse.
R.C. : Cette dynamique nourrit le suspense, on se demande régulièrement ce qui va bien pouvoir se passer. Comme je pense qu’on n’est jamais à l’abri d’un changement éventuel de l’autre, et bien sûr de soi-même, j’ai voulu mettre en scène un homme qui prend un risque. Au début du film, Daniel va chercher quelque chose à la gare, on ne sait pas bien quoi, lui non plus sans doute. Mais il choisit de rencontrer ce garçon, quitte à risquer de se laisser envahir. Au début, il y a la promesse d’une relation de prostitution, et on peut voir ensuite le film comme une réflexion sur le couple et ses mutations.
Lorsque j’ai présenté le film au Festival de Stockholm, on l’a tout de suite perçu sous l’angle de la prostitution. On m’a dit que je romançais la prostitution et j’ai répondu "est-ce que vous ne romancez pas aussi l’amour ?". Car les relations amoureuses et les relations en général sont romancées, on les habille. Pour moi, la vérité nue de l’amour, c’est une idée absurde : penser qu’en amour il n’y a aucune donnée économique, aucune donnée culturelle, stratégique, etc., ça me paraît très réducteur.
Quant à la relation de couple, je sens une grande inquiétude, chez beaucoup de personnes, par rapport à la disparition du sexe. Mais au bout de 30 ans de vie commune, si on ne fait pas l’amour toutes les semaines, si la relation se modifie et qu’apparaît une forme de compagnonnage, est-ce qu’il faut en avoir peur ?
Justement, parlons des scènes de sexe. Elles sont filmées sans érotisme appuyé et ne sont pas la clé de l’évolution de la relation entre Daniel et Marek.
R.C. : Je trouve qu’en général, au cinéma, les scènes de sexe évacuent les moments d’embarras, les moments où les personnages se déshabillent, par exemple. Le sexe devient alors performatif et finalement moins érotique. Dans Eastern Boys, la plus belle scène de sexe est pour moi celle où Marek a un fou rire. Il est tout à coup gêné par la situation, qu’il trouve peut-être un peu ridicule. Ça raconte beaucoup de choses sur la pudeur et l’impudeur. Je trouve qu’on ne montre pas assez les cafouillages au cinéma, alors que dans la vie, le sexe ce n’est pas forcément toujours génial.
Un moment crucial dans le film est celui où Daniel et Marek font des courses au supermarché.
R.C. : C’est le moment le plus narratif du film. Ce qui m’intéresse, c’est que Marek raconte la guerre, cette guerre qu’il a vécue, pas si loin, et que ça paraisse incroyable. Daniel va dire "c’est incroyable", mais pour Marek ça veut dire "tu ne crois pas à ce que je dis". Or c’est très important, dans la société, la foi dans ce que dit l’autre.
Et Daniel n’arrive pas à croire à ce qu’a traversé Marek, surtout parce qu’il se sent à ce moment-là tout petit, tandis que Marek devient grand. Je suis persuadé que si toutes les personnes qui se prostituent avaient leur histoire tatouée sur la peau, personne n’irait leur proposer de l’argent contre du sexe.
Daniel ne se sent donc pas à la hauteur, et il va décider de changer la relation et d’aider Marek. Il lui impose ce changement, d’une façon qui peut paraître froide, presque cruelle, puisque Marek se sent menacé par cette décision. Mais quand on décide d’aider quelqu’un, c’est parfois brutal, cela rompt l’équilibre supposé d’une relation. Et là, pour Daniel, se joue l’occasion de devenir quelqu’un.
Le film nous fait donc traverser plusieurs frontières, certaines sont intimes, d’autres sont collectives, politiques. D’ailleurs, la scène d’ouverture est filmée en plongée, comme si on voyait la Gare du Nord en vidéosurveillance.
R.C. : Il n’y a pas de guerre sur notre territoire et le point de vue que nous avons sur la paix, pour moi, est un point de vue de vidéosurveillance. Ce que cherche la vidéosurveillance, c’est à détecter les gens qui ont une activité parallèle dans un lieu où l’activité est codifiée. Dans notre pays, il y a la police et même l’armée, dans les gares. Les forces de l’ordre surveillent en permanence les gens qui n’ont pas l’activité qu’ils devraient avoir dans un lieu donné.
Cette idée dialogue avec le fait que le personnage de Daniel est gay : chez les hommes gays, en général, il y a un désir de clandestinité, voire un attrait vers l’illégalité, que personne n’admet vraiment mais qui est réel. Se mettre en danger, aller dans des espaces interstitiels où les choses sont moins décidables : mon film est dans cet espace-là, un espace entre les espaces. Une gare c’est ça, et c’est une invitation à la fiction. Dans la suite du film, on quitte le point de vue de la vidéosurveillance, mais on reste sur la tension entre ce qui est collectif et ce qui est intime. Le film articule cette tension avec la tension créée par la paix.
Raconter l’intime sans le relier au collectif serait une bêtise, car ces deux champs sont en dialogue perpétuel. Mais quand Daniel décide de sauver son couple, sa relation, le reste du monde peut partir en pure perte. Au fond, il y a toujours un moment où on sauve sa peau et son intimité contre le collectif, et pas forcément pour de bonnes raisons.
Le film a été soutenu par la Région Aquitaine et accompagné par Écla.
Rencontre avec Marie-Ange Luciani et Hugues Charbonneau
Producteurs d’Eastern Boys
Les Films de Pierre
Pouvez-vous nous dire comment a débuté l’histoire de la production d’Eastern Boys ?
Marie-Ange Luciani : Hugues est un ami de longue date de Robin Campillo. De mon côté, je connaissais le travail de Robin à travers ses collaborations avec Laurent Cantet, et puis, j’avais gardé un souvenir très fort des Revenants. Il y avait comme point de départ notre envie de le voir passer à nouveau derrière la caméra.
Hugues Charbonneau : Ça s’est confirmé à la lecture du traitement qui laissait présager un film d’une incroyable modernité, tant du point de vue de la pensée que de celui de la forme. Comme dans Les Revenants, le film pose de façon implacable la question de l’arrivée des "autres" mais confrontée ici à l’épreuve de la réalité.
Le sujet du film, la question de la prostitution et la présence du sexe ont-ils rendu la recherche de financements difficile ?
M.-A.L. & H.C. : Nous avons emprunté la voie classique. Nous avons obtenu l’avance sur recettes du premier coup. Le distributeur Sophie Dulac et le vendeur Films Distribution se sont engagés très en amont, sur scénario, ce qui a permis à Canal + de se positionner sur un projet que nous savions très apprécié en interne. Après ce démarrage plutôt heureux, les choses se sont avérées plus compliquées. La Région Ile-de-France n’a pas soutenu le projet, alors que l’histoire du film se passe à Paris et dans sa proche banlieue. Pas de chaîne de télévision hertzienne non plus. Heureusement l’investissement de la Région Aquitaine, du Département des Pyrénées-Atlantiques et de la sofica Cofinova nous a permis de sortir la tête de l’eau. Au final, nous sommes tout de même partis avec un déficit de financement d’environ 200 000 euros, nos salaires producteurs et nos frais généraux en participation et une équipe de tournage à 20% en dessous du minimum syndical.
Les chaînes craignaient une interdiction du film pour certains publics – ce qui n’a pas été le cas. Le personnage interprété par Olivier Rabourdin, n’est pas sur une ligne morale claire. Ça a gêné certains financeurs. C’est pourtant ce qui fait la force du film, pas de manichéisme mais des personnages qui incarnent brillamment les contradictions du monde dans lequel nous vivons.
Le soutien de la Région Aquitaine et du Département des Pyrénées-Atlantiques a-t-il été déterminant ?
M.-A.L. & H.C. : Oui. À cette étape-là du financement, nous commencions à avoir de sérieux doutes quant à notre capacité à mettre le film en production. En sollicitant l’aide à la production de la Région, nous avons découvert que le Département des Pyrénées-Atlantiques disposait également d’un fond de soutien. À elles deux, ces collectivités territoriales ont apporté plus de 15% du financement du film.
Nous nous sommes investis sur le territoire en y tournant plus de 40% des scènes (principalement des intérieurs) et en embauchant une partie de l’équipe sur place. C’était assez joyeux. L’équipe logeait dans l’hôtel où nous avons tourné, ce qui a créé des conditions de tournage extraordinaires. Les tournages en région ont aussi la qualité de souder une équipe, dans la mesure où on vit tous ensemble sur des périodes assez longues finalement.