Serge Airoldi et "le roncier Bartleby"
Au cours de l’été 2021, Serge Airoldi publie simultanément trois ouvrages. En juin, a paru aux éditions Fario sa traduction de l’italien d’une œuvre de la poétesse Novella Cantarutti, Ultima stella. Ce mois de juillet, paraît aux éditions Louise Bottu, dans les Landes, Insula Bartleby. Au mois d’août enfin, va paraître aux Éditions de l’Antilope Si maintenant j’oublie mon île : vies et mort de Mike Brant, en souvenir du chanteur pop suicidé en plein succès en 1975, de son véritable prénom Moshé, descendant d’une famille de victimes du nazisme.
Véritable figure allégorique, Bartleby et son fameux I would prefer not to, "Je préférerais ne pas…", n’ont cessé de hanter et d’inspirer le monde des Lettres et de la philosophie. Il s’agit du personnage central d’une nouvelle non dénuée d’humour noir du célèbre auteur de Moby Dick, Hermann Melville (1819-1891), parue initialement en 1853 dans le Putnam’s Monthly Magazine sous le titre Bartleby, the scrivener : a story of Wall Street, puis republiée en 1856 dans le recueil de nouvelles Les Contes de la véranda. C’est donc le directeur d’une étude notariale du quartier de Wall Street qui relate la mésaventure hautement singulière de son employé aux écritures, ni héros à proprement parler, ni non plus anti-héros au sens conventionnel, puisque de toute façon, certes personnage de fiction à part entière, il est tout sauf un simple homme d’action. À ses débuts dans l’étude, il apparaît comme un employé modèle. Mais un jour, il commence à refuser le travail qu’on lui demande d’effectuer avec sa fameuse formule, I would prefer not, en arrivant bientôt à ne plus se livrer à ses travaux d’écriture que quand cela lui plaît, puis en fait de plus en plus rarement. De plus il s’avère bientôt que son bureau dans l’étude est devenu son logement permanent. L’histoire se termine très mal, par la prison, pour ce coupable de dissidence hors norme qui finira ses jours sous les barreaux. Comme l’ouvrage de Serge Airoldi l’affirme avec beaucoup d’à-propos et de précision, il convenait de ne pas omettre le contexte de la nouvelle de Melville, à savoir le New York des années 1850, débordant d’activité, mu par un culte de l’énergie et une philosophie du profit peut-être sans égale, mais, revers de la médaille, secoué par des grèves à répétition violemment réprimées et, comme l’a rappelé Martin Scorcese dans un de ses films, gangréné par la violence des gangs de truands.
Tantôt disert, tantôt lapidaire, Serge Airoldi peut du reste faire preuve d’autant d’humour corrosif que de vrai-faux pessimisme : "Ne nous voilons pas la face : comme tout un chacun, Bartleby était programmé pour une obsolescence." Afin d’évoquer après beaucoup d’autres écrivains et penseurs ce qu’il nomme pour sa part "le roncier Bartleby", il a déployé une mosaïque, d’apparence assez aléatoire, de citations très pénétrantes d’écrivains, poètes et penseurs, lesquelles alternent et ne cessent de rebondir de notations en méditations personnelles de l’auteur, parfois en prose réflexive, parfois aussi sous forme de vibrants poèmes. Sont cités entre autres et dans le désordre, Novalis, Georges Pérec, Henri Calet, Louis Aragon, Samuel Beckett, George Orwell bien sûr, Georg Christoph Lichtenberg, Gilles Deleuze, Léon werth, Gaston Bachelard, Yves Bonnefoy, Antonin Artaud, D. H. Lawrence, Hermann Hesse à propos de son Loup de steppes, Robert Musil à propos de son Homme sans qualité, André Breton pour un sien propos sur le travail, Franz Kafka, bien sûr, Wittgenstein, Walter Benjamin… D’auguste Blanqui, figurent une déclaration en cour d’assises de 1832 ainsi qu’un extrait de son ouvrage L’Éternité par les astres (1872) repris par Walter Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle. Pour ce qui est de Georges Pérec, il convenait bien sûr de noter que le personnage principal de La Vie mode d’emploi s’appelle Bartlebooth, mot valise à partir de Bartleby et du Barnabooth de Valéry Larbaud. Peut-être plus troublant encore, Henri Calet était le pseudonyme de Théo Barthelmess ("grand désarroi + désordre").
Au sujet de Novalis, Serge Airoldi n’est pas le seul à éprouver un attachement tout particulier pour la résonnance étrangement contemporaine de ses écrits et de sa pensée. Dans son essai L’Imagement (Seuil, Fiction & Co, 2020), Jean-Christophe Bailly a relevé le terme de "brouillon général" que Novalis avait employé pour qualifier ses écrits restés en l’état portant sur un projet d’encyclopédie. L’essayiste en a d’ailleurs tiré le titre d’un chapitre entier de son essai : Vers le brouillon général. Au détour d’une page de ce chapitre, il a noté : "[…] il y a quelque chose d’égarant à imaginer un brouillon […] qui serait à lui-même son propre advenir et sa propre tension non apaisée. Ce sont pourtant de tels objets – puzzles génératifs ou brouillons élargis qu’il nous faut envisager." Or, c’est tout à fait le sentiment que procure à la lecture le livre de Serge Airoldi. Tant par sa thématique − la portée philosophique de la charge radicale de négativité pour ainsi dire métaphysique que contient le geste de refus du personnage de la nouvelle de Melville − que par la constellation qui s’ouvre en sondant comme Airoldi le fait les échos jusqu’à aujourd’hui dans la culture et dans l’histoire de ce à quoi donne à penser un tel geste, nous sommes bien, et dans une mosaïque – sorte de pièce archéologique avant l’heure − et dans un puzzle qui propage sa dynamique propre, si ouvert et cependant construit dans son apparente spontanéité qu’il atteint à une dimension de "brouillon élargi" au meilleur sens du terme.
"Je ne crois à rien si ce n’est au processus qui abîme les âmes, qui les noie, les repousse par-delà les grandes eaux, vers l’île, la réclusion où rien n’est plus envisageable que la croyance en l’immensité dont le prisonnier n’a alors que faire, et la cellule à ciel ouvert."
Cependant, où Jean-Christophe Bailly entrevoit une possible rédemption de et par les mutations actuelles de l’art et de l’esthétique par-delà la "visibilité d’une déroute de l’œuvre" et par-delà le fait que "[l’œuvre] n’est vraie que dans le mouvement de sa perte", Serge Airoldi semble plus porté vers le parti du pessimisme radical de Bartleby et Melville. Pour tenir compte de "la peur sociale de l’insécurité", selon ses propres mots, qui caractérise l’époque actuelle, il met à nu toute l’inexorable négativité de ce qu’il nomme le "processus" : "Je ne crois à rien si ce n’est au processus qui abîme les âmes, qui les noie, les repousse par-delà les grandes eaux, vers l’île, la réclusion où rien n’est plus envisageable que la croyance en l’immensité dont le prisonnier n’a alors que faire, et la cellule à ciel ouvert." Il déclare par ailleurs, en parlant de son livre, que la forme qu’il a pu prendre et l’acuité du sens critique qu’il déploie lui ont été dictées par un sentiment d’urgence à l’issue de discussions avec des correspondants sur des problèmes philosophiques et d’esthétique. En termes de contingences éditoriales, ce sont les circonstances de confinement depuis début 2020 qui ont entrainé la parution simultanée de ses trois ouvrages actuels. Il a encore un recueil de nouvelles en préparation pour la fin de l’année. Si on lui demande quelle est en somme sa vérité, il conclut par deux citations. L’une de Simone Weil : "Dieu a créé le monde sur le cadavre du mal." Et une autre de Maurice Blanchot : "Le désastre prend toujours soin de tout."
Insula Bartleby, de Serge Airoldi
Éditions Louise Bottu
Juillet 2021
120 pages
14 euros
ISBN : 979-10-92723-51-9