Si le vent tombe
Premier long métrage de Nora Martirosyan, en salle ce mercredi 26 mai, Si le vent tombe raconte le parcours d'Alain, un auditeur français envoyé au Haut-Karabagh pour étudier l'ouverture d’un aéroport dont l'emplacement pose question au regard des tensions frontalières avec l'Azerbaïdjan. Tournée avant la guerre qui a ravagé ce territoire à l'automne dernier, cette fiction produite par Julie Paratian (Sister Productions) avec Kwassa Films (Belgique) et Aneva Production (Arménie), soutenue par la Région Nouvelle-Aquitaine et accompagnée par ALCA, garde aujourd'hui le témoignage d'une époque révolue d'un pays en paix.
Si le vent tombe raconte-il d’abord le parcours d'Alain (interprété par Grégoire Colin) ou le Haut-Karabagh, celui-ci fondant avec ce projet d'aéroport de grands espoirs pour sa reconnaissance internationale ?
Nora Martirosyan : Le film est né d’une rencontre avec le Haut-Karabagh. Quand je m’y suis rendue pour la première fois, en 2009, il me fallait trouver un récit permettant d’expliquer la situation géopolitique du pays aux personnes qui ne la connaissent pas, tout en lui donnant une dimension plus poétique et philosophique. Une fois le concept narratif défini, j’ai commencé à développer les personnages, celui d’Alain mais aussi tous les autres puisque c’est un film polyphonique, où l’histoire est racontée par de nombreuses voix.
Le regard est néanmoins porté par un occidental qui, avec une grande naïveté, va vouloir aider le projet d’aéroport et résoudre de grands problèmes géopolitiques. C’est au travers de ce regard plus familier que celui d’un habitant du Haut-Karabagh que le spectateur va découvrir le récit.
Ce film est une fiction avec des images d'une grande esthétique tout en rendant compte de manière très réaliste l'histoire et des enjeux contemporains du territoire…
N.M. : Mon intention était de filmer de la manière la plus réaliste qu’il soit pour que la fiction paraisse réelle. Quand j’ai présenté le film à la prison des Baumettes, à Marseille, certains détenus m’ont demandé si l’eau que transporte Edgar est vraiment magique. De la même manière, le film agit sur l’interprétation des spectateurs afin qu’ils pensent que si l’aéroport ouvre alors le pays va être reconnu. Mais il s’agit bien d’une fiction puisqu’il n’y a pas d’eau magique, et que les comédiens ont brillamment interprété des dialogues écrits intégralement.
"La fiction m’a permis d’aborder l’histoire à partir de cette situation très particulière mais avec une grande liberté."
L’endroit et le conflit étant très complexes, réaliser un documentaire sur le sujet m’aurait obligée à prendre position, à être dans la revendication ou dans le jugement. La fiction m’a permis d’aborder l’histoire à partir de cette situation très particulière mais avec une grande liberté.
Est-ce cette dimension documentaire, réaliste, qui vous a convaincu de produire ce film ?
Julie Paratian : Ce qui m’a d’abord intéressée dans ce récit est sa capacité de parler depuis ce territoire de quelque chose de plus grand. Et seule la fiction, finalement, permet d’apporter par le décollement du réel une dimension qui va toucher des personnes se posant des questions philosophiques, d’humanité, et non seulement celles et ceux qui connaissent ou s’intéressent au Haut-Karabagh. En cela, le film est déjà réussi puisqu’il va sortir en salle et permettre d’aborder un sujet précis que ne connaissent pas forcément les spectateurs.
Le tournage a eu lieu avant la guerre qui a opposé à la fin de l’année 2020 les habitants du Haut-Karabagh et les Azerbaïdjanais. La situation géopolitique déjà tendue à l’époque a-t-elle influencé votre travail sur place ?
J.P. : La région où nous avons filmé étant très éloignée de la capitale arménienne, Erevan. Le seul moyen pour nous y rendre était de faire sept heures de route. Pour acheminer les équipes de cinéma françaises et arméniennes sur place – puisqu’il n’y a pas de techniciens dans ce territoire – mais aussi tout le matériel nécessaire pour faire un film, il nous a fallu trouver les bons partenaires. D’abord en Arménie, où nos interlocuteurs devaient étudier la spécificité du lieu pour nous aider à y tourner. Nous avons eu la chance de trouver une coproductrice en Arménie, Ani Vorskanyan (Aneva Production), qui connaît bien le Haut-Karabagh et nous a ouvert de nombreuses portes. En France, nous avons recherché l’accompagnement d’acteurs plus institutionnels afin de faire un film dans le Haut-Karabagh. Nous avons par exemple bénéficié du soutien d’Eurimages, dispositif que coordonne le Conseil de l’Europe, et ce dernier nous a demandé de retirer de nos génériques toute mention du territoire pour des raisons politiques.
Le ministère français des Affaires étrangères ne nous a pas interdit de nous y rendre mais nous a averti qu’en cas d’accident nous ne serions pas rapatriés. Toutes ces conditions ont forcément impliqué une prise de risque bien qu’à l’époque, en 2018, un cessez-le-feu était en vigueur. Certains techniciens français ont ainsi préféré ne pas nous accompagner mais la motivation de Nora, de toutes les équipes et la mienne de faire ce film était trop grande pour abandonner ce projet.
Si le vent tombe a été tourné dans le Caucase mais est pourtant fortement ancré en Nouvelle-Aquitaine…
J.P. : Ma société, Sister Productions, est ancrée depuis maintenant dix années dans le territoire néo-aquitain, Nora est professeure aux Beaux-Arts à Bordeaux et nous avons amené sur le tournage toute l’équipe son, originaire de Bordeaux et des Landes. Depuis le développement jusqu’à la production, nous avons été soutenus par la Région Nouvelle-Aquitaine, et aussi par la Région Occitanie.
C’est un film qui correspond à mon sens à la ligne éditoriale de ce qui est aidé par le Fonds de soutien de la Nouvelle-Aquitaine. Nora a travaillé onze ans sur ce projet, six ans pour ma part, et nous avons été accompagnées tout le long par ALCA et la Région. C’est toujours agréable de mener de tels projets en conservant un lien, une attache en France.
L'actualité donne un écho malheureusement plus politique au film. Dans quelle mesure la guerre a-t-elle transformé votre rapport au film ?
J.P. : Nora, qui est Arménienne, et moi-même, Française mais aussi Arménienne de la diaspora, par mon père qui est né en France, nous n’avons pas du tout la même histoire, la même culture ou la même éducation. Pourtant, nous avons l’impression d’avoir toutes les deux reçu cette lourde histoire dont nous nous sentons responsables et obligées de défendre sa présence sur Terre. Quand nous voyons aujourd’hui des Azéris, des Turcs et même l’Iran tout faire pour effacer l’existence de ce peuple et donc de cette culture, c’est extrêmement violent.
"Avec ce qu’il s’est passé, ces immeubles, ces routes et ces champs que nous avons filmés font du film une archive, un document du Haut-Karabagh en paix."
N.M. : Lorsque la guerre a commencé, je me suis rendu compte que le film contenait la possibilité de cette violence. Le réel enlève finalement toute la dimension humaniste et poétique de ce film. À chaque jour du conflit, des bombes ont détruit des immeubles, des routes, des champs et tué des personnes. Avec ce qu’il s’est passé, ces immeubles, ces routes et ces champs que nous avons filmés font du film une archive, un document du Haut-Karabagh en paix. C’est l’espoir d’un Haut-Karabagh paisible qui était dans le cœur de tous nos interlocuteurs sur place et qui était mon désir qui a été filmé. Si le vent tombe nous rappelle que le monde ne voulait pas voir ce pays sous un cessez-le feu et que, de la même manière, il refuse de le voir quand il est en feu. Le film est donc une preuve de l’existence de ce pays et c’est extrêmement troublant de porter cela : étant cinéaste et non politique, je pense que nous devons cependant accepter ce qu’est devenu le film.
Cette actualité mais aussi la situation sanitaire vont-elles avoir une incidence sur la vie du film, remarqué dans la sélection cannoise et par l'Acid ?
N.M. : Pour dire les choses très simplement, je voulais raconter une toute petite chose, que personne ne voulait alors regarder. Chaque spectateur qui s’intéresse au film parce qu’il a eu connaissance de la guerre est une personne de plus de conquise. Le film a vécu pendant près d’un mois, avant la sortie initialement prévue en novembre dernier et donc reportée, et a été d’abord reçu avec une légèreté et une curiosité pour le pays qui me plaisaient énormément. Dès que la guerre a commencé, la réception est devenue évidemment plus grave puisque ce que je propose au public n’a plus le même détachement au réel. Le film a gardé le témoignage d'une époque révolue en attrapant quelque chose qui n'existe plus. La sortie en Arménie en mars dernier fut un moment très fort émotionnellement. Après une longue attente, c'est avec prudence mais aussi avec joie que je vais présenter le film au public français.
J.P. : Cette sortie officielle en Arménie était très importante puisqu'il s'agissait de la première sortie internationale du film. La productrice arménienne Ani Vorskanyan s'est fortement impliquée pour que cela ait lieu malgré les difficultés financières du pays. Comme Nora, après une longue attente, j'ai envie de montrer ce film qui apporte une forte contribution à la fois d'un point de vue cinématographique mais aussi pour sa dimension politique.