Silent Voice
Le documentaire Silent Voice, produit par Dublin Films et soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine, nous confronte à la situation d'un réfugié homosexuel tchétchène qui a fui son pays. Le réalisateur Reka Valerik ainsi que sa coautrice Anaïs Llobet, nous offrent une expérience filmique forte grâce à un travail sur le corps et la voix, créée par l'arrachement d'un enfant à sa mère, d'un homme à son pays.
Félicitations pour la présence de votre film dans la sélection officielle du César du meilleur court métrage documentaire. Comment avez-vous accueilli cette nouvelle ?
Reka Valerik : J’étais très content et très ému mais j’étais surtout surpris. Je ne m’y attendais pas et j’avoue que je ne savais pas que l’on pouvait être sélectionné aux César avec ce film1.
Anaïs Llobet : Ça m’a beaucoup surprise également, j’étais très heureuse. Mais la sélection qui a le plus compté pour nous c’est celle du festival ArtDocFest en Russie, car c’est le pays où tout a commencé. Le film y a d’ailleurs remporté le Grand Prix dans des conditions rocambolesques.
R.V. : Oui, exactement ! ArtDocFest se déroule en Russie, avec des projections à Moscou, à Saint-Pétersbourg, ainsi qu’à Riga en Lettonie. Très rapidement les autorités ont annulé les projections du film à Saint-Pétersbourg. Celles de Moscou ont été maintenues mais le festival a reçu des menaces de la communauté tchétchène pour que le film soit retiré. Le directeur et l’équipe du festival n’ont pas cédé. Ils ont réagi avec bravoure et courage en ajoutant des séances pour répondre à ces intimidations. Toutes les places ont été vendues sauf que le festival s’est rendu compte d’une chose étonnante, ces places ont été achetées avec la même carte de crédit. D’autres menaces, non-rendues publiques par le festival, ont finalement eu raison de notre projection car la sécurité des spectateurs était menacée. Le film a donc été retiré de la programmation à Moscou mais a été montré à Riga. De nombreux films de la compétition subissent la censure des autorités russes, la capitale lettone reste le seul endroit où ces films peuvent être montrés dans le cadre du festival.
Quelle a été la genèse du film et comment la rencontre avec Khavaj, personnage principal du film, a débuté ?
A.L. : En 2017, j’étais journaliste à l’agence AFP de Moscou. J’ai eu vent de rumeurs concernant des persécutions organisées contre les homosexuels en Tchétchénie. Le journal d’opposition russe, Novaïa Gazeta - qui a par ailleurs reçu le prix Nobel de la paix cette année - a commencé à sortir des éléments sur le sujet. J’ai donc commencé à m’y intéresser. J’ai été la première journaliste occidentale à accéder à ce qu’on appelle une "maison refuge" mise en place par une ONG LGBT russe pour aider les homosexuels qui ont fui la Tchétchénie. Ils restaient plusieurs mois dans cette maison à Moscou où ils étaient en attente de visa pour l’étranger. Après y avoir fait plusieurs reportages, j’ai contacté Reka pour réfléchir à une façon de poser notre regard plus longuement sur le sujet. Malgré les risques, Reka est venu à Moscou pour rencontrer les réfugiés en attente dans la maison refuge, dont Khavaj.
R.V. : Sur place, j’ai rencontré des membres de l’ONG qui nous ont surtout raconté les séparations difficiles de ces jeunes garçons avec leurs mères restées en Tchétchénie. Pour des raisons de sécurité, ils devaient couper toute communication avec leur famille car ils étaient parfois manipulés. Par la suite j’ai retrouvé Khavaj en Belgique. Je connaissais bien son histoire mais je pensais qu’il était impossible de faire le film avec lui. Il a perdu sa voix à cause d’un traumatisme psychologique et je ne pouvais pas montrer son visage non plus pour préserver sa sécurité. Malgré tout, je continuais à le voir et à lui rendre visite dans les différents hôtels où il séjournait. J’ai découvert les messages vocaux que sa mère lui envoyait. J’ai tout de suite compris que c’était lui mon personnage car j’étais touché par ce que traversait sa mère. Ce rapport était énigmatique car je pouvais montrer le corps de Khavaj mais pas sa voix alors que je pouvais révéler la voix de sa mère mais pas son corps.
A.L. : Pour la première partie du film, qui était plus écrite, il était intéressant de trouver une façon de donner une plus grande présence à Khavaj malgré le fait de ne pas pouvoir le voir ni l’entendre. C’était une personne dont la présence dégageait une sorte d’ondes magnétiques et sismiques qui modifiait l’attitude des personnes autour de lui. On a toujours essayé de garder ça en tête, une personne n’existe pas seulement par sa présence auditive et physique mais aussi par ce qu’elle provoque chez les autres.
Cette attirance est très palpable dans le film, la caméra nous rapproche au plus près du corps du personnage principal. Comment se sont déroulées les sessions de tournage avec Khavaj ?
R.V. : Cela a été possible grâce à la confiance qui s’était construite au fur et à mesure d’une année d’observation et de préparation sans déployer la caméra. J’ai pu me rapprocher de son corps grâce à cette relation qui s’était établie. Nous avions une équipe très réduite composée de trois personnes, le chef opérateur, la preneuse de son et moi-même. Ce qui nous a permis de préserver son intimité et de garder une certaine discrétion pendant le tournage pour qu’il ne soit pas trop impressionné par le dispositif mis en place.
A.L. : Il ne faut pas oublier qu’avant sa déchéance, Khavaj était un combattant de MMA2 pendant des shows très populaires et médiatisés en Tchétchénie. Il avait l’habitude d’être regardé, peut-être qu’il a retrouvé cette lumière grâce à la présence de la caméra.
Grâce à quelques images d’archives, seule porte d’entrée dans le passé de Khavaj en Tchétchénie, on découvre quelques fragments de sa vie antérieure. Comment avez-vous intégré ces images lors de la phase de montage ?
R.V. : Nous avions beaucoup d’images d'archives mais il était difficile de les ajouter au film sans que la vie de Khavaj ne soit mise en danger. Le film ne devait pas non plus être dominé par ces images du passé, notre envie était de susciter l’imagination chez le spectateur en donnant seulement quelques petites bribes du Khavaj d’avant. Nous avons donc choisi uniquement des images en relation avec son physique.
A.L. : Sa vie d’avant était totalement différente, ces images d’archives nous montrent une jeunesse qui va à toute allure dans la ville de Grozny, une vie faite d’excès et de légèreté avec sa bande de copains. Ce qui est à l’opposé de son errance en Europe où il ne représente plus rien. Il y eut la perte d’un statut qui fût très difficile à vivre pour Khavaj.
"Cette force que dégage Khavaj était très belle mais j’ai également senti une forme de rétention chez lui. J’ai essayé d’explorer cette contradiction et sur le fait qu’il pouvait exploser à tout moment."
On découvre au fil du film que Khavaj est un jeune homme puissant, avec une force naturelle impressionnante, mais on le sent aussi comme un personnage inoffensif et constamment en danger. Comment avez-vous joué avec cette contradiction ?
R.V. : Cette force que dégage Khavaj était très belle mais j’ai également senti une forme de rétention chez lui. J’ai essayé d’explorer cette contradiction et sur le fait qu’il pouvait exploser à tout moment. J’ai cru à un moment que toute cette force allait jaillir et, connaissant sa puissance, je ne voulais pas être sur son passage à ce moment-là. J’ai trouvé cette retenue émotionnellement et physiquement très belle. Nous avons donc joué sur sa solitude dans sa chambre d’hôtel, un huis-clos qui rappelle une forme de cage où Khavaj représente un animal féroce qui essaye de trouver sa voie, sa liberté.
A.L. : Khavaj a appris à vivre avec de nouvelles identités pour être en sécurité. Il ne s’est d’ailleurs jamais considéré comme homosexuel en Tchétchénie. Mais lorsqu’il est arrivé en tant que réfugié en Belgique, en raison de persécutions sur ses orientations sexuelles, il était clairement identifié comme homosexuel. Ce nouveau statut était une chose très difficile à appréhender pour lui car ce n’était plus un combattant de MMA qui règne sur la ville. Aujourd’hui sa vie court un danger permanent, il se cache et passe d’hôtel en hôtel. La société l’a réduit dans une sorte d’impuissance physique, il n’arrive plus à parler alors que c’est un être dominant. Ses amis tchétchènes le considèrent comme un paria car il est homosexuel et la société belge lui dit qu’il est réfugié et qu’il ne peut rien faire. Tout cela condense cette retenue et cette violence qu’il canalise en lui.
R.V. : Son seul adversaire c’était lui-même.
À travers le film pensez-vous avoir permis à Khavaj de s’accepter et de se sauver de lui-même ?
R.V. : C’est une question sensible car j’ai envie de dire que l’art, le cinéma en particulier, peut changer les choses mais je n’en suis pas convaincu au fond de moi-même. Je ne pensais pas que le film puisse faire bouger les choses mais je me disais également que je faisais ce film pour toutes les mères qui ont perdu leurs fils. Je ne pense pas avoir sauvé Khavaj, mais j’ai essayé de lui donner un espace pour s’exprimer.
A.L. : Je suis une grande optimiste, j’ai l’espoir qu’un Tchétchène regarde notre documentaire et qu’il se dise que tous les homosexuels ne sont pas des démons. Que l’on peut être homosexuel, viril, puissant et faire du MMA. J’espère que notre film pourra apporter une image différente et moins stéréotypée sur l’homosexualité en Tchétchénie.
Pour conclure cette interview, quel message adressez-vous aux spectateurs qui vont découvrir votre œuvre pendant le Mois du film documentaire ?
A.L. : Je pense que ce film est un film dont le centre est changeant. On peut penser que c’est un film larmoyant sur un réfugié tchétchène mais on découvre rapidement que ce n’est pas le cas, notre regard s’attache à lui et aux personnages qui l’entourent, notamment sa mère. C’est un film sur tout l’univers d’un réfugié homosexuel et tout ce qu’il provoque et chamboule sur son passage.
R.V. : Je conseille aux spectateurs de regarder le film avec leur corps. S’ils sont prêts à vivre une expérience physique, sonore et cinématographique sur grand écran, je les invite à voir le film. C’est une incitation à un voyage physique, à découvrir l’amour inconditionnel entre une mère et un fils.
1 Le César du meilleur court métrage documentaire avait disparu en 1991. Il sera de nouveau attribué par l’Académie des César en 2022.
2 MMA : terme qui désigne les arts martiaux mixte, sport de combat libre en cage.