Stéphane Émond : la plume sensible du libraire
Stéphane Émond, libraire, fondateur entre autres de la librairie rochelaise Les Saisons, ancien président du groupement de librairies Initiales et de l’association des librairies indépendantes de Poitou-Charentes, aime se présenter comme un "artisan du livre". Son deuxième récit, paru il y a quelques mois sous le titre Argonne, confirme la majesté toute en retenue de sa prose poétique. Il y décrit une terre, sa région natale, ceux qui la traversent et qui y habitent. Il en déracine, délicatement, consciencieusement, une tragique histoire de famille et signe une ode à la survivance des êtres et des lieux.
C’est une région d’eau et de forêts, de traditions et de chemins qui se croisent. Une région que les histoires anciennes et récentes n’ont pas vraiment su épargner, autrefois foulée par des rois, puis blessée d’avoir trop souvent été le front de la Grande Guerre et sans doute tout aussi forte de s’en être relevée. C’est la région natale de Stéphane Émond, "l’une des plus usées de France", l’Argonne, sise dans le Grand Est français. Ce sont des terres qu’il a quittées il y a de nombreuses années, mais sur lesquelles il revient régulièrement pour y retrouver les siens et qu’il a entrepris d’écrire à deux reprises à presque quinze ans d’intervalle.
Ces récits, Pastorales de guerre, paru aux éditions Le Temps qu’il fait en 2006, et Argonne, paru aux éditions de La Table Ronde en 2022, sont les deux faces d’une pièce unique. Composés de chapitres brefs et concis, se succédant comme à pas comptés, ils reconstituent des parcelles de lieux et de temps. Ils disent la nécessité un jour ressentie par l’auteur, comme il l’écrit, de "commencer la collecte des débris du grand destin". Mais ils se distinguent aussi par leur ambition et les secrets qu’ils renferment – parsemés et esquissés dans le premier, se dépliant bien plus volontiers dans le second.
Avec le recul, Stéphane Émond explique que les fragments de Pastorales de guerre dessinaient "l’arrière-pays" d’Argonne. Ce qu’il avait commencé à arpenter, patiemment, demandait à se déclarer plus franchement encore. Anonymes, restant dans l’indéfini, sauf de rares précisions de localités, les pastorales se posaient en prémices, étalant une carte, donnant naissance à une possible géographie. Argonne ajoute au tableau l’Histoire et des histoires, des "vies minuscules", des noms, des prénoms, des itinéraires, des détails aux drames et, surtout, il étire la ligne familiale.
L’Argonne, Stéphane Émond l’envisage depuis près de soixante ans. Y demeurent son ascendance et l’essentiel de ses souvenirs d’enfance. S’il a quitté la région pour suivre une autre voie que celle du bois, qui se transmettait alors de père en fils, il n’y donne aucune surinterprétation. "J’ai rompu avec ma lignée familiale car c’était le sens de l’histoire, précise-t-il. J’ai été guidé par une sorte de nécessité de sortir de cette géographie que je connaissais bien. Mais je suis fier de mon extraction et je la revendique, même !"
À distance du bercail, Stéphane Émond ne serait donc pas menuisier, comme son père à qui il dédie Argonne. Il allait devenir libraire.
Il entame des études universitaires, se passionne pour le cinéma, envisage un temps de travailler dans le monde de l’image, mais rate l’entrée à l’IDHEC, l’Institut des hautes études cinématographiques (aujourd’hui intégré à la Fémis). À Paris, une librairie lui ouvre ses portes, "mais il ne faut pas y voir de hasard, se souvient-il. J’aimais beaucoup lire et, à cette époque, aucune formation n’était nécessaire pour exercer le métier de libraire ; il n’y avait aucune filière professionnalisante. Il suffisait de connaître ses classiques".
"En tant que libraire, il ne faut surtout pas rester dans son coin car ce serait prendre le risque de mourir. Collectivement, on a toutes les chances d’exister."
Il quitte la capitale pour La Rochelle et la librairie Calligrammes où il travaille pendant près de dix ans. Il rejoint ensuite le Centre chorégraphique national La Rochelle, alors dirigé par la danseuse et chorégraphe Régine Chopinot, et y reste quatre ans, occupé à la rédaction de documents de communication. Mais les livres lui manquent, et c’est avec une ambition toute nouvelle qu’il y revient. En 2004, il crée la librairie rochelaise Les Saisons, quarante mètres carrés qu’il occupe seul – au fil des ans, la librairie s’est offert de nouveaux murs et plus d’espace.
Durant tout ce temps, il écrit "un peu", compose quelques récits courts qu’il finit par envoyer à l’éditeur girondin Le Temps qu’il fait. Pastorales de guerre est lauréat d’un prix régional, mais Stéphane Émond pose ses mots avec parcimonie et il lui faudra une quinzaine d’années avant de reprendre la plume. Entre-temps, ce passeur d’histoires est sollicité par celui qui deviendra son associé, Olivier Barreau (directeur de Geste éditions), pour créer une nouvelle librairie, dans une ville qui n’en comptait plus, à Niort. Le pari est réussi : il ne faut pas longtemps pour que la Librairie des Halles déménage et s’agrandisse. Sur sa lancée, il ouvre en 2020 une cave-librairie, à Tours cette fois, en compagnie d’un viticulteur. "Être libraire exige et occupe énormément de temps, admet Stéphane Émond. Cela laisse très peu de place pour d’autres activités – et donc très peu de place pour l’écriture. Mais j’aime ce métier et les réseaux que l’on tisse dans la profession. En tant que libraire, il ne faut surtout pas rester dans son coin car ce serait prendre le risque de mourir. Collectivement, on a toutes les chances d’exister."
Il y a quelques mois, celui qui persiste à ne "surtout pas [se] définir comme écrivain" est néanmoins rattrapé par un besoin impérieux d’écrire. L’Histoire a laissé dans l’ombre tant de vies que l’Argonne semble s’être remplie d’absences. Il appartient alors à l’auteur de les faire réapparaître au fil des chapitres – ce que permettent littérature et mémoire. "J’avais cette histoire en moi depuis très longtemps, confie-t-il, mais cela ne veut pas dire qu’elle m’appartient, ou en tout cas pas plus qu’à mon père, aujourd’hui disparu, qu’à mes cousins ou qu’au reste de ma famille. Néanmoins, l’écriture demande une sorte de retour sur soi-même."
Dans cette quête, ce chemin à rebours que Stéphane Émond parcourt littéralement (c’est-à-dire également physiquement, ayant repris pour les besoins du récit le tracé de l’exode de 1940, mais en sens inverse), aucun élément ne filtre des souvenirs de son père, mais l’auteur se plonge dans les archives, dans les mots de quelques-uns de ses proches, dans ceux de Monique, la sœur ainée de son père, dans des lettres aussi, comme celle de Laurence, son arrière-grand-mère paternelle, qui dit toute l’horreur que lui-même ne décrit pas : "Ta sœur aimée tenait Françoise dans ses bras et les deux enfants auprès d’elle. Elle a été touchée en pleine tête, son sang et sa cervelle ont éclaboussé jusque sur la tête des enfants comme pour les protéger et les couvrir de son amour maternel."
Cette catastrophe, la mort d’une mère, atteinte par une rafale venue du ciel tandis qu’elle fuyait la guerre avec ses enfants, dont la plus jeune, nourrisson qui n’allait pas longtemps lui survivre, Stéphane Émond l’effleurait déjà le long de ses Pastorales de guerre. Mais Argonne l’empoigne, comme une image vague que l’on attrape pour la fixer définitivement. Ce faisant, avec le souci de l’historien qui ne veut rien inventer et une pudeur infinie, il ne réveille aucun mort, ne surjoue aucune scène. Il magnifie le regard dans le passé, ce regard qui lui permet de révéler l’esprit des lieux et des êtres chers qui les ont foulés et qui y dorment encore. En fin de récit, l’auteur cite un guide touristique présentant la région comme une "forteresse profonde, solitaire et mystérieuse", et de poursuivre à son tour : "L’Argonne n’a pas eu son Jean Giono, sa George Sand, son Charles Ferdinand Ramuz ou son André Dhôtel." C’est qu’elle attendait Stéphane Émond, grand écrivain qui s’ignore.