Tant que l’on crèvera d’ennui : et autres histoires d’amour ratées
La Mérule vient de publier un nouveau recueil de nouvelles dans l’air du temps, Tant que l’on crèvera d’ennui : et autres histoires d’amour ratées.
Après Gradations et Dégradations, deux recueils de nouvelles publiés en fin d’année 2021 par la jeune maison d’édition La Mérule basée à Tulle, par ailleurs accompagnée dans l'incubateur de l'édition d'ALCA, paraît un nouveau recueil. La première partie de l’ouvrage présente quatre récits relativement brefs et d’inégale longueur signés chacun par un auteur. Vient ensuite une nouvelle plus longue signée par cinq auteurs, dont trois parmi ceux des premiers textes. Les thèmes déclinés par l’ensemble sont ceux de l’amour, d’un certain féminisme, de la détérioration de l’environnement et de l’attachement à celui-ci, de l’évolution de la société française actuelle et de son rapport aux interdits. Fidèle au motif des "histoires d’amour ratées" annoncé par le sous-titre du livre, l’écriture déploie un efficace discours critique en demi-teintes, où l’humour et la tendresse soulignent autant qu’ils tempèrent la dimension sombre et désabusée d’un propos dont l’unité et la cohérence se dévoilent peu à peu.
Qu’ils s’expriment avec leur voix propre individuellement ou mettent en commun leurs talents, les auteurs font preuve de beaucoup de délicatesse, d’un grand sens de l’évocation poétique, et aussi d’une subtilité très maîtrisée dans leur manière de mettre en œuvre les moyens de la fiction. La première nouvelle, Virginie et Paul de Didier Bertholi, se déroule en 2025, légère anticipation qui permet d’entrer progressivement dans un univers d’étrange étrangeté relevant d’une forme de réalisme magique. La deuxième nouvelle, Déclinaisons de Marie-Laure Petit, illustre à sa façon le schéma convenu du récit qui s’achève sur une morale de l’histoire, par un "… je ne veux plus jouer" du narrateur. En fait, le bref récit a mis en scène le donjuanisme insouciant d’un séducteur qui, une fois n’est pas coutume, tombe follement amoureux d’une de ses conquêtes, laquelle lui inflige par vengeance une cruelle fin de non-recevoir. Variation abrupte, Champ d’amour d’Odysseus Katsantvintset aborde avec le lyrisme d’un véritable poème en prose les glissements progressifs du plaisir, soit le renversement de l’Éros pulsionnel en plongée dans la fascination néantisante de la pulsion de mort en ce qu’elle contient de désir d’une fusion virtuelle avec un grand-tout à la fois cosmique et organique. Plus souriante mais peut-être non moins sérieuse dans son argument, la lettre de prison en quoi consiste Ma chère amandine d’Olivier Guevarec offre une méditation très raisonnée voire politique sur la maltraitance animale… et sur la possible dimension amoureuse de la zoophilie et de l’animalité.
"L’art de la nouvelle se trouve mis ici au service d’une analyse rigoureuse, via la création littéraire, de ce qui hante certainement la condition et la socialité des jeunes générations de l’époque présente."
Avec la nouvelle collective figurant en deuxième partie de l’ouvrage, les ressorts du réalisme magique nous font entrer dans un monde dystopique où l’anticipation se conjugue explicitement avec les éléments moteur de la politique-fiction. Le personnage central, Zolde, se remémore des moments de son existence à Nevers alors que le pays vit sous un régime totalitaire, d’orientation néo-fasciste et que se trouve au pouvoir la deuxième génération d’un parti "identitaire". Au détour de descriptions de l’espace urbain, se dessinent les efforts de l’idéologie dominante pour donner une image positive du type de société que les pouvoirs veillent à imposer. Les opposants "anarcho-conservateurs" tels que Zolde et ses amis ont bien entendu peu de moyens d’organiser leur résistance. Ils se trouvent soumis en effet à une étroite surveillance et sont occasionnellement assignés à résidence pour des motifs ouvertement politiques. Parfois, cependant, ont lieu dans une forêt des fêtes clandestines au cours desquelles les dissidents se livrent à des beuveries avec un toxique alcool de contrebande qu’ils distillent par des moyens artisanaux. Alors qu’il est facteur intérimaire pour une brève période, Zolde observe écœuré l’arrogance révoltante des notables qui tirent les meilleurs bénéfices du régime répressif qu’ils ont contribué à mettre en place. Mais lors d’une de ses tournées, il fera la connaissance d’une vieille dame étrange et inquiétante qui lui laisse en souvenir des écrits poétiques et intimes qu’elle a glissés à son insu dans la poche de sa veste. Ainsi convergeront, en quelque sorte recyclées, la plupart des thématiques des nouvelles précédentes.
À travers le thème central de l’ennui "à crever" et de l’échec amoureux, l’art de la nouvelle se trouve mis ici au service d’une analyse rigoureuse, via la création littéraire, de ce qui hante certainement la condition et la socialité des jeunes générations de l’époque présente. La précieuse qualité d’une telle conception du fait littéraire repose sans nul doute sur les risques qu’elle sait prendre et sur le soin mis à ménager les ambigüités nécessaires dans l’évocation des champs symboliques explorés. C’est un sentiment d’authentique intelligence et de profonde humanité qui se dégage tout au long de la lecture de l’ensemble de ces textes plus ou moins paradoxalement pleins d’espérance.