"Tokyo Tarareba girls", une comédie romantique qui décape le genre
Mise sur le devant de la scène en remportant le prix Konishi dédié à la traduction de manga du japonais vers le français au FIBD 2021, Tokyo Tarareba girls est une comédie romantique à la fois drôle et cruelle, caractérisée par une grande liberté de ton.
Publiée par les éditions Le Lézard noir basées à Poitiers et à qui l'on doit plusieurs opus du maître de l'ero-guro1 Suehiro Maruo, ou encore l'excellente série Mauvaise herbe elle-même nommée en sélection officielle, Tokyo Tarareba girls se voit donc couronnée pour sa traduction signée Miyako Slocombe.
Tokyo Tarareba girls, c'est l'histoire de trois copines trentenaires et célibataires qui se retrouvent régulièrement au bar à s'enivrer tout en évoquant ce qu'elles devraient faire pour trouver l'amour, et qu'elles ne font pas. Au fil des pages, des figures masculines apparaissent : le collègue au passé ringard mais devenu singulièrement séduisant, le mannequin aux paroles cruelles, le client du bar charmant mais marié, etc. Entre méfiance envers les hommes et détermination à être en couple avant les prochains Jeux olympiques de Tokyo2, les trois femmes vont d'espoirs en déceptions, et ressassent inlassablement le temps qui passe.
"Le décalage le plus évident avec les canons du genre est d'abord la façon dont la mangaka Akiko Higashimura renverse sans façon l'image stéréotypée de l'héroïne romantique."
À lire le synopsis, on ne peut se méprendre : nous sommes dans une comédie romantique pur jus, à l'intrigue totalement centrée sur les sentiments et les rebondissements amoureux. Mais il est peu de dire que Tokyo Tarareba girls dépoussière le genre de façon radicale et absolument jouissive. Le décalage le plus évident avec les canons du genre est d'abord la façon dont la mangaka Akiko Higashimura renverse sans façon l'image stéréotypée de l'héroïne romantique. Ici, les trois protagonistes parlent fort au point d'importuner les clients du bar, mangent vite et beaucoup, boivent jusqu'à ne plus tenir sur leurs jambes, ne savent pas cuisiner et répondent sans façon à leur patron. Cette liberté de dire et d'agir, cependant, est contrebalancée par leur quête effrénée d'un amant, et in fine d'un mariage.
Au-delà de la drôlerie produite par leurs excès, le propos est plus profond : ces personnages incarnent la réalité d'une féminité en transition, qui refuse dorénavant de se laisser marcher sur les pieds tout restant persuadées que seul le mariage est gage de bonheur. "Y'a qu'à faire un régime et perdre cinq kilos", décrète, ivre, l'une d'entre elles au sujet de reconquérir un homme, reprenant cette formule du "Y'a qu'à", annoncée dès le titre3 et répétée comme un mantra tout au long de la série. Cette tension entre l'idée dépassée de la femme belle et docile et cette liberté nouvelle qui leur permet d'être insolentes et saoules en public est présentée avec humour, mais aussi avec une cruauté inhabituelle dans une comédie du genre.
Car il y a de la dureté dans cette série, une dureté qui émane parfois des personnages, comme ce jeune mannequin qui les renvoie systématiquement à leur âge – qui semble étrangement canonique – et les traite à longueur de temps de "Y'a-qu'à-faut-connes", mais qui révèle surtout la pression pesant sur les femmes, dans un Japon pourtant de plus en plus célibataire.
Sous des dehors joyeusement superficiels se cache une réflexion amère sur le temps qui passe. L'âge des héroïnes, toutes dans la trentaine, est le sujet central et principal objet d'inquiétude, comme lorsque la jeune collègue, cheveux roses, vêtements destroy et bague en forme de globe oculaire, ravit à Rinko, l'héroïne centrale, son séduisant collègue. Parallèlement aux choses de l'amour, son travail même pâtit aussi de son avancée en âge : scénariste, ses histoires deviennent convenues, dépassées, et elle se fait voler la vedette à deux reprises par des jeunes femmes de 20 ans qui apportent de la fraîcheur à sa production.
"Nous sommes loin du feel-good et du romantisme effréné. Les hommes s'avèrent systématiquement décevants, cruels, menteurs ou lâches, et nos héroïnes se rabattent alors sur des illusions."
"Maintenant, tout ce qu'il nous reste, c'est la chute", conclut l'une des protagonistes après une déception amoureuse. Nous sommes loin du feel-good et du romantisme effréné. Les hommes s'avèrent systématiquement décevants, cruels, menteurs ou lâches, et nos héroïnes se rabattent alors sur des illusions : "Je voudrais une manucure du bonheur qui redonne la pêche", demande Rinko, pourtant consciente du ridicule de la situation.
La mangaka va même plus loin, et contrairement aux comédies romantiques où la société capitaliste apporte réconfort dans la consommation et dans l'accomplissement personnel, Tokyo Tarareba girls ne manque pas une occasion de s'y attaquer : les cafés chics à l'occidentale ne sont qu'une perte d'argent4, le monde professionnel est sournois et hypocrite, et la valeur d'une bague offerte peut absurdement faire basculer une relation. Tous ces propos sont toutefois présentés avec un humour acerbe qui rend la lecture particulièrement rythmée, et permet de faire passer des paroles telles que "C'est un pédo. Tous les Japonais sont des pédos", là encore caractéristique de la critique sans fard de la société japonaise que s'autorise l'autrice.
Tokyo Tarareba girls reste avant tout un manga foncièrement drôle, qui évite toute niaiserie. La mangaka ne se refuse aucune fantaisie, comme les scènes récurrentes où elle fait parler la nourriture dans des hallucinations éthyliques de ses héroïnes. Un humour sans tabou, un dessin très agréable et qui a le mérite de représenter des personnages très reconnaissables les uns des autres, et une traduction fluide et crédible : gageons que la série tiendra la longueur sur les six volumes restant à paraître !
1L'ero-guro est l'association, dans certaines formes d'art japonais, de l'érotique et du grotesque.
2La parution japonaise a eu lieu entre 2014 et 2017.
3Tarareba, en japonais, signifie et si, dans le sens de l'hypothèse, traduit ici par Y'a qu'à, faut qu'on.
4Généralement, ils sont beaucoup plus chers que les izakayas japonais.