Tous tes enfants dispersés
Peut-on réparer l'irréparable, rassembler ceux que l'histoire a dispersés ? Tous tes enfants dispersés, de Beata Umubyeyi Mairesse, auteure rwandaise vivant à Bordeaux après avoir fui le génocide des Tutsi de 1994, porte les voix de trois générations tentant de renouer des liens brisés et de trouver leur place dans le monde d'aujourd'hui. Un premier roman, en lice pour la dixième édition de La Voix des lecteurs, lu et vécu par Dominique Sigaud, qui a rencontré Beata lors d’une résidence d’écriture au Chalet Mauriac à l’automne 2018.
"Dois-je y revenir ? et si j'y reviens, pourquoi ?" est la note d'août 2018 sur laquelle j'ai interrompu la mise au propre de mon carnet de travail sur le Rwanda. Question centrale, irrésolue ; qui nous lie. Notre rencontre, pour moi, date de septembre dans le jardin du chalet Mauriac où je suis en résidence pour écrire Colline sur le Rwanda. On t'a demandé d'en écrire le texte de présentation. Nous parlons longuement. Je te dis que je ne peux pas écrire ce texte. Je crois que ta présence va le modifier, il n'en sera rien. Une affection sincère en naîtra. Tu m'intrigues, je t'intrigue. Tu as quitté le Rwanda sous une bâche pour ne pas être exterminée alors que moi j'y arrivais pour en rendre compte. Tu as aujourd'hui l'âge que j'avais à l'époque. Nous sommes liées par ce que j'ai vu, chez toi, en ton absence. Par ce que j'aime autant que toi de ce pays.
Il était hors de question que je lise ton dernier livre Tous tes enfants dispersés avant d'avoir fini le mien. Je ne lis rien sur le Rwanda. Je m'y refuse, tu le sais. Mais quand il m'a été demandé d'écrire sur ton travail, il fut pourtant impossible de refuser. Je t'ai menti pour que tu n'en saches rien. J'ai compris que la vie ne cessait de nous lier nous, et le Rwanda avec, ce qu’il fait de nous. Je l'ai admis.
"Les gens qui écrivent sur nous, ceux qui cherchent à transcrire nos silences sans en connaitre la partition manquent parfois de correction. Je ne le laisserai pas te transformer en chair à fiction", écris- tu page 188. Je connais ta crainte à ce sujet. Je la partage. Nous en avons parlé plus d'une fois. C'est aussi la raison pour laquelle je ne peux pas écrire mon texte. L'interdit est très fort. Ton livre aussi est traversé par ça : Que peut on dire? Que doit on taire ? Qu'est ce que revenir dans le pays du génocide? Comment? Dans quelle langue? Qu’est ce qu’avoir été traversé par ça.
Il était hors de question que je lise ton dernier livre Tous tes enfants dispersés avant d'avoir fini le mien. Je ne lis rien sur le Rwanda. Je m'y refuse, tu le sais. Mais quand il m'a été demandé d'écrire sur ton travail, il fut pourtant impossible de refuser. Je t'ai menti pour que tu n'en saches rien. J'ai compris que la vie ne cessait de nous lier nous, et le Rwanda avec, ce qu’il fait de nous. Je l'ai admis.
"Les gens qui écrivent sur nous, ceux qui cherchent à transcrire nos silences sans en connaitre la partition manquent parfois de correction. Je ne le laisserai pas te transformer en chair à fiction", écris- tu page 188. Je connais ta crainte à ce sujet. Je la partage. Nous en avons parlé plus d'une fois. C'est aussi la raison pour laquelle je ne peux pas écrire mon texte. L'interdit est très fort. Ton livre aussi est traversé par ça : Que peut on dire? Que doit on taire ? Qu'est ce que revenir dans le pays du génocide? Comment? Dans quelle langue? Qu’est ce qu’avoir été traversé par ça.
"Il y a en toi une trouée. Ce livre en est le récit, la manifestation, l'énoncé."
J'ai plongé pourtant dans ton texte sans rechigner grâce à ton ouverture sur ces infimes et miraculeux moments de paix traversant parfois les exactions humaines et j'ai été emportée d'emblée dans ce très beau premier chapitre où tu concentres tout d'une certaine manière. Il contient à mes yeux l'ensemble du livre et je crois que tu le sais. C'est celui où t'éloignes le plus de tout modèle, de tout archétype, de tout désir de plaire à quiconque blanc, noir, lecteur, éditeur, miroir. Tu y es chez toi. Ce chapitre est chez toi, c'est ta demeure, ta langue d'Intore, interne, double, biface, blanche noire, passé présent douleur paix ensemble dans un même espace qui t'appartient, que ta langue relie ; possédant donc à cet endroit une langue n'appartenant qu'à toi pour dire cet écart constant qui te constitue, dont tu témoignes dans ce livre, que tu nommes. Il y a en toi une trouée. Ce livre en est le récit, la manifestation, l'énoncé.
Heureusement pour toi, tu es d'abord, d'enfance, une fille africaine, les arbres la terre les peaux les pieds les danses les chants sont là sans cesse dans ce récit, accompagnant comme une doublure aérée, chatoyante, ce qui pourtant manque en toi et autour de toi, ce qui fut dévasté, ce qui ne se reconstruit pas. Ce livre en témoigne. Les passages les plus beaux sont ceux où tu t'oublie en quelque sorte, telle que l'histoire t'a constituée, pour en revenir à ta mesure personnelle interne, forte vitale joyeuse aimante, inchangée. Quand tu te joues des présupposés, y compris ceux te concernant, quand tu te laisses entièrement conduire par tes yeux tes instincts tes pieds. Pages gonflées de jacarandas, murets, ciels, terre sous les pas, corps assis l'un près de l'autre sans bouger. Pages gonflées de langue, tu es une bilingue parfaite, il y a heureusement le kinyarwanda en toi, très beau, que j'aime tant t'entendre parler, t'entendre écrire. C'est très beau cette scène inaugurale entre Blanche la narratrice principale et sa mère Immaculata, chacune fumant sa cigarette différente, Intore et Impala, dans ce mi silence et ce mi dire traversant le livre de part en part et où jouent les deux langues. "Tu te laissais aller à parler du mois de lait qui était devenu celui du sang, ukwezi kwa mata kwahindutse ukw'amaraso".
Heureusement pour toi, tu es d'abord, d'enfance, une fille africaine, les arbres la terre les peaux les pieds les danses les chants sont là sans cesse dans ce récit, accompagnant comme une doublure aérée, chatoyante, ce qui pourtant manque en toi et autour de toi, ce qui fut dévasté, ce qui ne se reconstruit pas. Ce livre en témoigne. Les passages les plus beaux sont ceux où tu t'oublie en quelque sorte, telle que l'histoire t'a constituée, pour en revenir à ta mesure personnelle interne, forte vitale joyeuse aimante, inchangée. Quand tu te joues des présupposés, y compris ceux te concernant, quand tu te laisses entièrement conduire par tes yeux tes instincts tes pieds. Pages gonflées de jacarandas, murets, ciels, terre sous les pas, corps assis l'un près de l'autre sans bouger. Pages gonflées de langue, tu es une bilingue parfaite, il y a heureusement le kinyarwanda en toi, très beau, que j'aime tant t'entendre parler, t'entendre écrire. C'est très beau cette scène inaugurale entre Blanche la narratrice principale et sa mère Immaculata, chacune fumant sa cigarette différente, Intore et Impala, dans ce mi silence et ce mi dire traversant le livre de part en part et où jouent les deux langues. "Tu te laissais aller à parler du mois de lait qui était devenu celui du sang, ukwezi kwa mata kwahindutse ukw'amaraso".
"C'est un livre qui s'éprouve. Qui passe son temps à dire 'je ne vous parle pas de ceci, pas de cela'."
Tu ne dis pas tout loin, s'en faut ; heureusement, tu as cette sagesse, cette mesure, cet écart aussi. Tu n'es pas là pour ça. En quelque sorte ton livre est un creux, les mots écrits préservent des choses cachées, tues, impossibles, mais elles y sont, au bord, on peut les éprouver. C'est un livre qui s'éprouve. Qui passe son temps à dire « je ne vous parle pas de ceci, pas de cela ». On accompagne Blanche, sa mère, et les membres de cette famille qui passent leur temps aussi à taire ou murmurer ou effleurer. Parfois, beaucoup plus rarement dire. Tu sais faire ça. Doser. Ton péril est double : le génocide où notre pays est partie prenante, la question du blanc et du noir. Elle est présente partout, y compris dans les noms de tes personnages et sur leurs peaux, dans les dialogues et les insultes et les conflits traversant la famille de tes personnages. C'est une question centrale pour les mondes que nous abordons. Tu le fais comme tout ce livre dans une grande finesse, un égard. Tu ne veux en quelque sorte blesser personne. Parfois même il m'a semblé que tu étais trop polie. Mais le temps arrange ça. Tu te fais à la langue autant que nous lecteurs, nous faisons à la tienne. J'imagine qu'elle restera toujours black&white, c'est sa beauté, ce n'est pas possible autrement.
Tu as quitté le Rwanda pour ne pas être exterminée. Tu fais partie des gens traversés de part en part par ce vœu de mort mais qui en ont réchappé. Tu te tiens humblement à ce bord. Le « sans commune mesure » du génocide est à peine évoqué. "Nous passons nos semaines à déterrer des ossements et à les réenterrer dignement" dit à Blanche, sa mère. J'ai pensé que c'est ce que tu faisais. Déterrer pour réenterrer correctement. Témoigner de l'existant. Se défaire donc de l'idée fausse qu'il faudrait disparaître quand on a eu le culot de survivre. Ton livre tisse très lentement cette idée. Y compris dans l'inverse de ceux qui y meurent ou trahissent ; des hommes. Mais le fils est sauvé. Le fils n'a pas à rendre compte du génocide et le sait. Il en fait sa connaissance, pas sa douleur. Il en est indemne.
Je n'ai pleuré qu'à la page 184. "Dans la voiture de mon neveu, qui traverse lentement la nuit de la capitale, les langues se mêlent à la musique, Maria parle pour deux le kinyarwanda, tu acquiesces des yeux, Gaspard traduit en français pour Samora, nos rires timides sont recouverts par la voix de Cécile Kayirebwa qui chante Natashye Iwacun : Je suis rentrée chez nous, mon regard scrute avec gratitude les étoiles qui scintillent au-delà des collines."
Tous les langages sont rassemblés dans cette phrase. J'ai cru à ce moment là que je rentrais également. J'ai été saisie de douceur. Elle est, là bas, sans commune mesure. La fin de ton texte est comme ton début. Tu t'échappes. Tu files. C'est nous alors qui te suivons. Je n'aime rien tant que lorsque, quittant le bord, tu plonges, te surprenant toi même. La langue alors l'emporte sur le récit, l'histoire, les personnages ; la langue devient le récit, est plus grande que toi et tu la laisses faire. Tes deux langues. La vie qui trace à travers elles est grande.
Tous tes enfants dispersés, de Beata Umubyeyi Mairesse
Autrement
258 pages
18 euros
ISBN : 9782746751392
Tu as quitté le Rwanda pour ne pas être exterminée. Tu fais partie des gens traversés de part en part par ce vœu de mort mais qui en ont réchappé. Tu te tiens humblement à ce bord. Le « sans commune mesure » du génocide est à peine évoqué. "Nous passons nos semaines à déterrer des ossements et à les réenterrer dignement" dit à Blanche, sa mère. J'ai pensé que c'est ce que tu faisais. Déterrer pour réenterrer correctement. Témoigner de l'existant. Se défaire donc de l'idée fausse qu'il faudrait disparaître quand on a eu le culot de survivre. Ton livre tisse très lentement cette idée. Y compris dans l'inverse de ceux qui y meurent ou trahissent ; des hommes. Mais le fils est sauvé. Le fils n'a pas à rendre compte du génocide et le sait. Il en fait sa connaissance, pas sa douleur. Il en est indemne.
Je n'ai pleuré qu'à la page 184. "Dans la voiture de mon neveu, qui traverse lentement la nuit de la capitale, les langues se mêlent à la musique, Maria parle pour deux le kinyarwanda, tu acquiesces des yeux, Gaspard traduit en français pour Samora, nos rires timides sont recouverts par la voix de Cécile Kayirebwa qui chante Natashye Iwacun : Je suis rentrée chez nous, mon regard scrute avec gratitude les étoiles qui scintillent au-delà des collines."
Tous les langages sont rassemblés dans cette phrase. J'ai cru à ce moment là que je rentrais également. J'ai été saisie de douceur. Elle est, là bas, sans commune mesure. La fin de ton texte est comme ton début. Tu t'échappes. Tu files. C'est nous alors qui te suivons. Je n'aime rien tant que lorsque, quittant le bord, tu plonges, te surprenant toi même. La langue alors l'emporte sur le récit, l'histoire, les personnages ; la langue devient le récit, est plus grande que toi et tu la laisses faire. Tes deux langues. La vie qui trace à travers elles est grande.
Tous tes enfants dispersés, de Beata Umubyeyi Mairesse
Autrement
258 pages
18 euros
ISBN : 9782746751392