"Traverser les vastes pampas"… en attendant le tome 2
Avez-vous entendu parler des Mapuche et de leurs terres en Araucanie ? Ce peuple amérindien natif que Jules Verne présentait en 1868, dans Les Enfants du capitaine Grant, comme "(une) race fière et forte, la seule des deux Amériques qui n'ait jamais subi une domination étrangère...1" ? Et, hormis quelques férus historiens, saviez-vous que les Mapuche ont eu un lien "monarchique" avec un Néo-Aquitain, le clerc de notaire périgourdin, Antoine de Tounens, qui a été (s’est ?) proclamé "roi d'Araucanie et de Patagonie" en 1860 ? Cette incroyable épopée du XIXe porte en elle le charme puissant des mythes coloniaux et révolutionnaires et une iconographie indémêlable digne de la trilogie du Bon, de la brute et du truand. Et c’est sans doute l’ensemble qui a séduit le scénariste et le dessinateur bordelais Christophe Dabitch et Nicolas Dumontheuil, puisqu’après un voyage au Chili en mars 2020 sur les traces du Roi des Mapuche, ils ont commencé à travailler sur le tome 1 de la bande dessinée éponyme, qui vient de paraître aux éditions Futuropolis.
Une première investigation sommaire sur les moteurs de recherche situe l’Araucanie sur la côte Pacifique ; un bout de terre convoité de tout temps par le Chili et, au-delà du fleuve Biobio, par l’Argentine. Cette région était, à l'époque de l’empire colonial espagnol, la frontière entre les territoires conquis et le Wallmapu, le territoire des Mapuche (en mapudungún Mapu, la terre, et Che, le peuple), considérés comme un peuple de guerriers redoutables et surtout insaisissables puisqu’ils ont mis en défaite les Incas, les Espagnols puis le gouvernement chilien jusqu'à la fin du XIXe siècle. Ils sont aujourd’hui environ 2 millions, des deux côtés de la Cordillère et résistent tant bien que mal, habitant principalement les plus grandes villes des deux pays qui les ceinturent.
En 2016 puis en 2018 paraissait aux éditions périgourdines La Lauze, en deux tomes de plus de 700 pages chacun, Le Rêve du sorcier : Antoine de Tounens, roi d'Araucanie et de Patagonie : une biographie, écrit par l’historien Jean-François Gareyte, qui a passé dix ans dans les archives chiliennes et argentines. C’est aujourd’hui la référence sur le lien et l’histoire qu’ont entretenus Tounens et les Mapuche car les documents, qu’il a fait remonter de nombreux cartons, étaient pour beaucoup inconnus, permettant surtout de commencer le tri entre la réalité et les légendes tenaces. Il expliquait d’ailleurs, invité sur France Culture2 juste après la parution du premier tome, qu’"au départ, [ce qui l’a intrigué, c’est] une petite tombe dans le cimetière [périgourdin] de Tourtoirac où, petit, il voyait ce panneau : Tourtoirac 6 km – Tombe du roi d’Araucanie. […] À l’époque, on disait qu’il s’agissait d’un farfelu, un mythomane, un exalté. Les années ont passé […] et, ayant fait des études d’histoire, [il s'est] demandé ce qu’on savait de vrai, s’il existait des sources historiques". Ces recherches, ajoute-t-il, n’ont pas manqué d’alerter peu à peu les gouvernements chiliens et argentins, inquiets que soient exhumés des documents les empêchant, plus encore qu’ils ne le font déjà, d’annexer les terres mapuche, exploitées par de grands propriétaires et de grands groupes forestiers.
Si Christophe Dabitch est le scénariste doué et chevronné que l’on connaît (Les Autres : balade araméenne ; Voyages aux pays des Serbes (aux éditions Autrement) ; Immigrants (éd. Futuropolis), etc., il est surtout journaliste d’investigation et creuser une question, faire des recherches, est inscrit dans son ADN. Il partage par ailleurs avec Nicolas Dumontheuil une âme humaniste qui s’est illustrée notamment dans le précédent album, signé en commun, les 2 tomes de La Colonne (éd. Futuropolis). Un épisode tragique et oublié de l’histoire des colonies françaises, l’ultime expédition française au Tchad en 1899, qui s’est distinguée par des massacres inutiles et inimaginables. Dans l'ADN de Nicolas Dumontheuil, il y a les paysages et les westerns. Et un long voyage en Californie, dans les Rocheuses et les réserves indiennes, il y a quelques années, en plus de ce voyage au Chili, n’est sans doute pas étranger à la force d’évocation de nombreuses très belles planches où Tounens, sévèrement "habité" par son mandat de roi, chevauchant aux côtés des Mapuche, traverse des paysages sublimes le long de la Cordillère. Des illustrations nous transportant immédiatement sur ces terres immémoriales "et des longues routes et pistes de la Patagonie chilienne", comme l’évoque Christophe Dabitch.
"Le voyage au Chili n’était pas tant pour retrouver des traces de cette histoire mais plutôt pour l’envisager du point de vue mapuche, chilien également, afin de comprendre sa place dans le récit d’un peuple et, avec la limite évidente de n’appartenir ni à l’un ni à l’autre, d’inverser le regard."
Ce dernier n’a pas manqué de se documenter ni de lire et d’écouter l’historien Jean-François Gareyte et de se poser de nombreuses questions. Mais, au-delà du désir de l’épopée et de ses possibilités graphiques puissantes, il explique que leur "voyage au Chili n’était pas tant pour retrouver des traces de cette histoire mais plutôt pour l’envisager du point de vue mapuche, chilien également, afin de comprendre sa place dans le récit d’un peuple et, avec la limite évidente de n’appartenir ni à l’un ni à l’autre, d’inverser le regard." Ce qu’ils ont fait, en rencontrant à Santiago des historiens, des anthropologues, des linguistes, des sociologues, mapuche ou non, avec lesquels l’un croque des idées de scène et l’autre des morceaux de dialogue.
Le tome 1, La Traversée des vastes pampas, évoque le deuxième voyage d’Antoine de Tounens : parti depuis plus de sept ans, il a promis de revenir avec le soutien de la France et des armes, ce qu’il a eu du mal à financer, ainsi que son voyage d’ailleurs. De retour sur les lieux, qui se souvient vraiment de lui pour le guider vers les montagnes de l’Araucanie ? Christophe Dabitch précise dans le préambule de l’album, que ce deuxième voyage "d’Antoine de Tounens est le plus mystérieux, en raison du manque de sources fiables et de certains éléments contradictoires. Lui-même, dans ses écrits, en parle moins que de son premier voyage. L’imaginaire est présent dans ce Roi des Mapuche, il s’agit d’une hypothèse et d’une interprétation libre de son parcours". Car ce qui a animé tout du long les deux auteurs et ce qui les a le plus troublés, c’est "qu’est-ce qui fait que l’on croit ou non quelqu’un ?"
Antoine de Tounens a effectué quatre voyages en Amérique du Sud, en 1858, 1869, 1874 et 1875, de l’âge de 35 à 50 ans, jusqu’à sa mort en Dordogne dans la maison familiale, en septembre 1878. Il a pourtant été pris au sérieux au Chili puisqu’il y a été emprisonné et, si on s’est beaucoup moqué de lui en France comme d'un mythomane, de province de surcroît, il a également été admiré… Pour échapper – comme Christophe Dabitch l’écrit en préambule – "aux mâchoires de la véracité", les auteurs ont choisi de s’appuyer toutefois sur ce retour de Tounens (d’ailleurs rebaptisé Lunens) au plus près des grands paysages de la Cordillère et de l’histoire des Mapuche, et sur le fait que de toute façon il n’y a pas de fumée sans feu…
Roi des Mapuche, tome 1 : La Traversée des vastes pampas
Christophe Dabitch et Nicolas Dumontheuil
Éditions Futuropolis
Avril 2021
87 pages
17 euros
ISBN : 9782754829830
1Les Enfants du capitaine Grant, tome 1, chapitre XI : "Traversée du Chili", page 111, édition de 1924.
(Photo : Centre international de poésie Marseille)