Un format "très" américain
Mille cent vingt pages. Une folie. Petite, douce, c’est comme on veut. Et à l’arrivée : un très épais volume que proposent les éditions bordelaises de l’Attente. Comme un zibaldone poétique. La somme exhaustive d’un travail de bénédictin mené entre 1993 et 2006.
D’abord le nom : Format américain. C’est celui d’une collection dirigée par Juliette Valéry1, laquelle a également réalisé les couvertures. Toutes très originales. Au fil du temps, quarante-quatre textes comprenant en moyenne vingt pages sont parus de 1993 à 2006. Ils se présentaient sous la forme modeste de livrets imprimés en photocopie. Format américain donc, c’est la norme du continent. Tout le monde n’a pas la chance d’utiliser le format A4. Pour les Américains, c’est le format US Letter qui fait loi, soient 8 ½ × 11 pouces. Comprenez 21,6 × 27,9 cm contre les 21 × 29,7 cm de notre cher format. Ainsi va le monde qui mesure le réel à sa règle, à ses yeux, à sa façon. Par extension, ajoutons que, par la force des choses et des continents et des géographies et des weltanschauungs, nous ne sommes que des identités métriques bien diverses – métriques, gastronomiques, philosophiques, physiques, typiques, civiques lyriques, épiques, cyniques, yogiques, talmudiques, kufiques et bien sûr poétiques –, bien diverses forcément diverses, des masses toutes particulières produisant parfois de tout ce magma de la vie des poètes singuliers. C’est peut-être ce que clame haut et fort cette collection. Revenons-y. Chaque livret était alors envoyé aux adhérents de l’association Un bureau sur l’Atlantique fondée par Emmanuel Hocquard. C’est lui Hocquard, rappelle Juliette Valéry dans la préface de ce précieux mammouth, qui a l’idée, en 1992 de lancer une collection, de bulletins peut-être, "afin de publier des traductions de séries de poèmes ou textes brefs, de petites formes de fabrique rapide, auto-produits, faciles à diffuser par la poste". Une sorte d’anthologie ouverte, in progress, qui s’augmente au fur et à mesure (des découvertes de textes, des propositions des traducteurs...), laissant place à l’imprévu, par une mise en œuvre plus fluide et légère que l’imprimerie traditionnelle. C’est cette somme, augmentée de quatre inédits et de trois hors-séries, qui constitue aujourd’hui l’hénaurme volume dans lequel se sont lancés les éditeurs de l’Attente, Françoise Valéry et Franck Pruja.
Emmanuel Hocquard (1940 – 2019) était un poète et un traducteur. Le résumer ainsi est un peu scandaleux. Pour dire son véritable empan et commencer de saisir sa pensée féconde, il faudrait d’abord relire toute son œuvre et en particulier le volumineux Ma haie (POL, 2001), hallier de pensées, de trouvailles, de réflexions, de mots. Un autre zibaldone. Faisons simple et rappelons son credo – "J’ai toujours résolument soutenu l’idée du livre" – , sa passion pour le langage, ses amitiés et ses goûts pour le philosophe Ludwig Wittgenstein, pour Montaigne, tellement d’autres, pour les poètes objectivistes américains, bien sûr (comme Charles Reznikoff ou George Oppen), son rejet du lyrisme pour privilégier des formes minimalistes et descriptives, la succession de textes hétéroclites qui forment selon lui "une sorte de rhizome incontrôlé". Dans Le Cap de Bonne Espérance (1988), Emmanuel Hocquard écrivait : "Tel fut mon art : de brusques contrastes entre un prosaïsme trivial et de nostalgiques élans de l’âme ; la rapidité des changements de ton, l’emploi d’une langue familière qui ne s’interdisait pourtant pas les emprunts érudits, les réminiscences mythologiques, le recours aux abstractions. "
Un bureau sur l’Atlantique, l’un des nombreux volets de son œuvre, était une association destinée à favoriser une meilleure connaissance, en France, de la poésie américaine contemporaine. Pari réussi si l’on en croit ces formats américains. Beaucoup d’auteurs qui s’y trouvent font le récit d’une époque. Citons-les2. Et parmi eux, cueillons notre plaisir au hasard des pages et des auteurs que nous connaissons, que nous aimons et que nous avons parfois eu l’occasion de lire dans le catalogue si térébrant de l’Attente.
Non ce que la lumière donne
Mais ce que la lumière trouve
(27 octobre 29 octobre, Ray DiPalma, 1993, traduction : Emmanuel Hocquard et Juliette Valéry)
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Je n’ai aucun souvenir de la poussière
sinon ce que je sais de l’incantation –
(Mon reflet dans la boue
n’est pas un reflet.)
(De combien augmentez-vous leur nombre ? Lisa Lubasch, 2002, traduction collective à la Fondation Royaumont)
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Qu’allons-nous chercher derrière les mots, une masse d’informations ne peut-elle aussi faire des bleus ? C’est le squelette qui s’accroche le plus longtemps à sa terre natale
(...)
L’encre se dissout dans une langue plus profonde et à la fin l’eau coule claire
(Pelouse du tiers exclu, Rosmarie Waldrop, 2001, traduction Marie Borel)
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Dans la clairière
la plus lointaine, des malentendus
continuent de se lever.
(Taches d’eau, Keith Waldrop, 1997, traduction : Paol Keineg)
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Un jardin est un visage dont on perd la trace
(Parc 2, Cole Swensen, 1995, traduction : Pierre Alferi)
1Juliette Valéry a publié des livres en collaboration avec Emmanuel Hocquard, des contributions à des revues et à des catalogues d’artistes. Elle enseigne à l’École supérieure d’art et de design des Pyrénées à Tarbes.
2John Ashbery, Helena Bennett, Charles Bernstein, Joe Brainard, Lee Ann Brown, Abigail Child, Norma Cole, William Corbett, Robert Creeley, Ray DiPalma, Stacy Doris, Larry Eigner, Barbara Einzig, Jerry Estrin, Kathleen Fraser, Peter Gizzi, Lyn Hejinian, Benjamin Hollander, Susan Howe, Lisa Jarnot, Julie Kalendek, Lisa Lubasch, Bill Luoma, Bernadette Mayer, George Oppen, Jena Osman, Michael Palmer, Bob Perelman, Kristin Prevallet, Joan Retallack, Rod Smith, Juliana Spahr, Jack Spicer, Cole Swensen, John Taggart, Keith Waldrop, Rosmarie Waldrop, Elizabeth Willis. Des auteurs auxquels sont évidemment associés des traducteurs. Notamment : Pierre Alferi, Jean-Paul Auxeméry, Marie Borel, Oscarine Bosquet, Alain Cressan, Jacques Demarcq, Caroline Dubois, Holly Dye, Éric Giraud, Joseph Guglielmi, Emmanuel Hocquard, Paol Keineg, Abigail Lang, Françoise de Laroque, Sydney Levy, Virginie Poitrasson, Pascal Poyet, Jacques Roubaud, Anne Talvaz, Gilles A. Tiberghien, Juliette Valéry, Jean-Jacques Viton...