Une cosmogonie poétique en mouvement
Lucie Meunier est venue en résidence de création libre au Chalet Mauriac en octobre 2024 pour poursuivre son roman, Taxidermiste, alternant entre poésie et narration. Elle a tranché dans son manuscrit parmi les pistes foisonnantes, élagué, pour tenter de tenir la promesse faite au lecteur à venir. Elle a investi l’espace intérieur et extérieur du Chalet Mauriac avec des propositions plastiques reliées au fil de son écriture.
Lucie Meunier est écrivaine, mais aussi plasticienne, psychomotricienne, sophrologue, et suit des études de philosophie, désireuse de poursuivre des transformations personnelles, d’entrer dans le mouvement du monde.
Elle affectionne la liberté de parole des enfants en situation de handicap, auprès desquels elle exerce son activité professionnelle, apprécie leur façon de montrer sans relâche ou de dire ce que les autres taisent, ou enfouissent.
De sa rencontre avec la pensée du philosophe phénoménologue Renaud Barbaras, ou bien avec l‘œuvre du psychiatre Eugène Minkowski, elle a retenu cette notion essentielle : L’existence d’un espace primitif propre, d’une cosmogonie singulière, en dehors de toute relation interpersonnelle. Lucie Meunier cherche la présence de cet endroit ouvert à la porosité du monde, au vivant, toutes espèces confondues, un lieu en déplacement continuel.
Pour l’évoquer, elle a conçu une crinoline ouverte qui se balance au gré du vent dans le parc du Chalet, des côtes en acier recouvertes de rubans et de dentelles, qu’elle a achetés auprès de religieuses dans un couvent qui changeait d’adresse. Elle y a suspendu des fragments de lichen, mais aussi des phrases secrètes confiées par d’autres, enrobées dans des papiers pliés, sur lesquels est inscrite la façon dont ces phrases devront être détruites, au choix, eau ou feu, dissolution ou consomption.
La crinoline implique un mouvement, mais aussi une mise à distance du désir de l’autre, une forme de protection de son intimité, de réappropriation de son corps. À l’inverse du corset, qui comprime et emprisonne, la crinoline respire. Même si la crinoline semble très liée à une vision patriarcale du corps féminin, c’est un espace traversant et traversé.
L’écrivaine cite Merleau-Ponty : "Le corps n’est que le point de passage de tous les mouvements du monde."
La crinoline - mot d’origine italienne, léger et virevoltant- flotte au gré du vent, et permet l’évasion.
L’évasion, c’est aussi le motif dans le tapis du roman de Lucie Meunier qui inclut les poèmes préexistants.
Le roman lui est apparu lors de ce qu’elle nomme, une épochê1 phénomologique, à l’issue d’un traumatisme. S’ensuivit pour elle une suspension du sens, une reconfiguration du monde.
Alors, les poèmes surgirent, portant les voix de ses personnages. Avec la naissance des personnages, vint le désir de revisiter le parcours de son grand-père durant la seconde guerre mondiale. Celui-ci survécut au régime du camp de prisonniers de Graudenz en Pologne : Un camp de prisonniers de guerre abandonnés par le gouvernement de Vichy, surnommé "La forteresse de la mort lente", dans lequel on tenait tout au plus une année. Son aïeul y est resté durant quatre années, quatre années ponctuées de tentatives réelles et de fantasmes d’évasions, échappant aux exécutions sommaires, supportant la famine, et toutes les privations imposées.
L’autrice conçoit l’écriture comme une libération des voix, celles des personnages qui n’ont pas encore pris la parole. Une femme, Rebecca-Salomé surnommée La Petite sillonne la France, bat la campagne, puis s’installe dans un café à Paris pour retrouver un ami d’enfance de son grand-père. Elle y rencontre la tenancière, Guite et la bienveillante Suzanne, qui lui permettront de lever un coin de voile sur des histoires de familles tues, sur ce temps de la guerre aussi lourd de secrets.
Le Chalet Mauriac et les Landes permettent d’ancrer le roman et les sculptures dans une réalité concrète, celle de la lande girondine. Le camp de Graudenz se réinvente dans le camp de travail de Buglose, près de Dax. Ce camp destiné aux populations coloniales, puis, après-guerre, aux prisonniers allemands, réapparut après le passage de la tempête Klaus.
Quand elle n’écrit pas, l’autrice sculpte les personnages de son roman pour suspendre la rationalité du récit, la causalité de la narration, s’autoriser la rêverie en se focalisant sur la matière, libérant son esprit par l’entremise des gestes qui façonnent la matérialité des corps fictionnels.
Durant la résidence, elle s’est saisie de la terre natale de François Mauriac, de l’argile de Malagar, pour confectionner ses sculptures. Saint-Symphorien fait aussi écho à son projet romanesque, dans lequel il s’agit de faire famille, de trouver un nom, de retrouver une maison.
Résider à Saint-Symphorien ou Malagar, qui furent des terres d‘ancrage et de déploiement d’un imaginaire pour le jeune François Mauriac, c’est tenter de rejoindre sa sensibilité in situ. Inspirée par les artistes Fred Deux, et Michel Nedjar, Lucie Meunier modèle aussi des poupées, des petits fétiches, qui portent en eux des bribes de la nature qui les a vus naître, et une perception magique du réel.
Sensible à la pensée de David Abram2, défenseur d’une vision animiste du monde, elle recherche elle aussi une langue qui met en acte notre être en commun avec la terre car nos sens ne sont ni trompeurs ni indignes de confiance, ils sont notre accès au cosmos.
Elle évoque les vers arénicoles3, ces vers de vase bourrés d’hémoglobine, utiles pour les greffes d’organes, prélevés sur les plages et broyés pour servir la bonne cause, la cause humaine : Une histoire d’exploitation qui se répète sans cesse.
En façonnant des petits vers-poupées, semblables au visage du Cri de Münch, elle a tâché de faire entendre leur plainte.4
Scrutant les liens ténus qui structurent l’espace, elle observe également les toiles d’araignées, fragiles et résistantes, et redessine dans le parc des dispositifs inspirés par celles-ci, des fils tendus entre les arbres pour reconfigurer notre vision, redécouvrir le paysage. Elle a contacté Christine Rollard, aranéologue au Muséum national d’Histoire naturelle, pour se renseigner sur la composition des toiles, d’une solidité à toute épreuve, en vue d’affermir les tissus flottants de ses installations plastiques, et les connecter aux personnages du roman.
Durant ce temps resserré de la résidence, elle a retranché des textes de son roman, consciente que le manuscrit initial, intégral resterait son matrimoine personnel.
Avec les autres résident·e·s, les échanges ont été nombreux et fructueux. Elle a pu, en compagnie de l’autrice Romane Biron, s’informer sur la justice restaurative, avec Daniela de Felice et Matthieu Chattelier, revoir ses schémas narratifs, être au plus près de l’art de Fred Deux auquel ils ont consacré tous deux un documentaire.
Sur son bureau, côtoyant les ouvrages philosophiques précédemment cités, on découvre des livres de poésie, ceux d’Armel Guerne, traducteur de Melville, résistant, ou bien ceux de Michel Camus, prônant la porosité entre arts et sciences, ami d’un autre poète et physicien cher à Lucie Meunier, Basarab Nicolescu.
Ils furent eux aussi les partenaires de création de l’autrice, mais aussi des veilleurs5 pendant le temps précieux de sa résidence au Chalet.
1. Suspension du jugement chez les philosophes sceptiques grecs.
2. Chez Husserl, méthode d'analyse philosophique qui consiste à suspendre tout jugement concernant la réalité du monde. L'objectif est de s'accomplir soi-même grâce à une méditation qui s'adresse non à soi-même comme individu unique dans le monde, mais au "moi vivant dans le monde", la suspension intervenant dans ce moment relationnel précis du vécu de la conscience.
3. David Abram, in Devenir animal, éditions Dehors EDS, 2024
4. SAND SKRIK / Création éphémère - Lucie M. sur YouTube
5. "Et toi tu veilles, tu es l’un des veilleurs, tu repères le suivant en agitant le brandon tiré du fagot, près de toi. Pourquoi veilles-tu ? Il faut que quelqu’un veille, dit-on. Il faut que quelqu’un soit là." Franz Kafka, Description d’un combat, 1912
Depuis plusieurs années, elle écrit des récits, des fictions, ou des textes poétiques, sortes de fantaisies littéraires publiées aux Éditions de l’attente. Elle se définit comme une arpenteuse d’espaces, et écrit à partir de ces espaces hospitaliers qui abritent l’écriture. Elle anime, en écho à ses propres textes, des ateliers d’écriture qui donnent lieu bien souvent à des performances.
Elle a publié en 2022 aux éditions de l’Attente Domiciles fantômes, un récit mettant en jeu diverses adresses, personnelles et fictives, en collaboration avec Françoise Valéry, Echanges giratoires aux éditions N’a qu’1 œil, ainsi que Les Performances éthologiques de Font aux éditions de l’Attente. Elle publie dans diverses revues : Vif, Espace(s) Frictions, D-Fictions…