Lucie Durbiano, l’alchimiste
Lauréate 2024 du salon polar, peur et frissons Du Sang sur la page de Saint-Symphorien (33), Lucie Durbiano a posé ses crayons au Chalet Mauriac entre mai et juin. Elle revient sur ces trois semaines passées à faire avancer un nouveau projet de bande dessinée ayant pour décor la Renaissance italienne.
Quelle a été ta réaction après avoir été choisie comme lauréate du salon du Sang sur la page et résidente au Chalet Mauriac ?
Lucie Durbiano : J’ai été ravie ! Et honorée, bien sûr ! Cette résidence tombait à point nommé, à un moment où j’avais besoin de me poser pour aussi poser mes idées, essayer d’y voir clair dans mes désirs de projets, mes envies de dessinatrice, vers quoi mon imagination allait me porter, et surtout quel choix faire dans tout ça. Retourner vers la bande dessinée ou pas…
Six ans se sont écoulés depuis ton adaptation de Claudine à l’école de Colette (collection Bayou, Gallimard) en bande dessinée et tu parlais à l’époque, dans une interview, d’un projet de bande dessinée où l’héroïne serait une jeune fille non pas laide mais qui ne correspondrait pas aux canons de beauté attendus par son époque…
L.D. : Je ne me souviens pas vraiment de ce que j’ai pu dire à ce moment-là mais oui, c’est une idée qui date alors (rires) et qui ressurgit je ne sais pas trop comment. A croire que le sujet m’importe… Depuis six ans, il s’est passé bien des choses, j’ai continué à exercer mon travail d’illustratrice sur des engagements comme la série des Super Super pour le magazine Astrapi, comme illustratrice pour l’album de Christophe Mauri (Juliette ou le géant feuillu) ou pour un album documentaire Stop au harcèlement (Nathan). Autant de projets qui ont différé celui d’une nouvelle bande dessinée. En vérité, sans doute était-ce un moyen de tenir la bande dessinée à l’écart : pour moi c’est un travail long, et même si j’ai un peu de mal à l’avouer, parfois un peu fastidieux tant il est minutieux et chronophage. Le temps passé sur ce type de réalisation est volé à d’autres projets que j’aimerais entreprendre, devenir concrets ou voir aboutir.
Ce qui a changé dans ma vie notamment c’est la réalisation de mon rêve d’avoir une petite maison à la campagne et si cela m’a pris beaucoup de temps de m’occuper de ce nouveau lieu, de l’investir, ce changement de vie a aussi fait renaître plus que jamais un très fort désir de peinture, notamment de peintures et d’aquarelles de paysages, de nature. Un retour à ma première passion, assez différente du dessin. J’y trouve une liberté et une joie intenses et j’aimerais, dans un monde idéal, m’y consacrer davantage. Pour moi qui suis toujours une grande partie du temps, une citadine, le rapport aux paysages, l’immersion dans la campagne est une vraie source d’inspiration. Peut-être aussi une question de lumière…
Dans quel état d’esprit es-tu venue au Chalet ?
L.D. : En toute confiance ! J’avais déjà fait des résidences, et ce qui m’intéressait là, outre la curiosité pour le lieu, était cette belle parenthèse de trois semaines. Même si je travaille dans mon atelier avec plaisir, changer de lieu offre parfois un autre regard sur ce que l’on est en train de faire et en l’occurrence sur les choix à faire. Poser les questions sous un nouvel angle, c’est parfois très éclairant !
Tu es arrivée au Chalet Mauriac avec un projet. Peux-tu nous en dire plus ?
L.D. : Je suis en effet arrivée avec l’idée d’une bande dessinée historique, dans l’Italie de la Renaissance, au XVe siècle. Elle mettrait en scène une jeune fille issue d’un milieu très privilégié, dont le père, riche et puissant banquier, peine à l’aimer telle qu’elle est. C’est là où on retrouve l’idée dont on parlait tout à l’heure, d’une jeune fille qui, sans être laide, n’est pas d’une beauté frappante en regards aux canons esthétiques de l’époque et se retrouve pour cette raison, confrontée à la cruauté des regards posés sur elle. Mais peut-être est-ce le manque d’amour que lui manifeste son père, veuf, qu’elle a le plus de mal à supporter.
Une histoire plutôt triste alors ?
L.D. : Pas seulement ! J’ai encore beaucoup d’hésitations, beaucoup de doutes, même si je pense avoir l’orientation générale du récit. Reste à voir ce que cela va donner au découpage… J’ai le sentiment qu’il y a beaucoup de personnages, peut-être trop. Quant à la fin, j’aimerais que mon personnage féminin puisse conquérir un semblant de liberté mais je ne sais pas encore comment… Si elle est, c’est vrai, en proie à de nombreux tourments il y aura aussi (j’espère) beaucoup d’humour.
C’est un peu l’une de tes caractéristiques je pense : un savant mélange d’humour, de malice et de gravité, une alchimie très spirituelle et pleine de charme.
L.D. : Ah ! Merci ! En tout cas, c’est vrai, j’ai du mal à rester très sérieuse longtemps, surtout quand je parle de mon travail. Je trouve ça vite prétentieux, je suis mal à l’aise et j’ai l’impression surtout de ne pas savoir quoi dire. Je ne me vois pas disserter sans fin sur mes réalisations. Mais en effet je crois qu’il y a sans cesse un mouvement de balancier entre la fantaisie et la gravité, entre une forme de légèreté et une inquiétude sous-jacente. Peut-être que ça me ressemble quelque part, je ne sais pas.
Qu’est-ce que ta nouvelle héroïne a de commun avec toi ?
L.D. : En règle générale, on a plutôt en BD des filles très avenantes, très jolies, séduisantes au premier regard, et c’était d’ailleurs un peu comme ça que je dessinais les filles dans mes albums précédents mais je voulais casser ce code-là. Je ne sais pas si elle a quelque chose de commun avec moi. Peut-être un regard sur l’injustice faite à son sexe, sur ce qui l’entrave. A dire vrai, je n’avais pas le même problème de séduction à son âge, je plaisais plutôt aux garçons (rires). Je n’ai pas envie d’une héroïne dont le seul atout est d’être belle : je la voudrais libre, autant que possible pour son époque et son statut social et éclairée par autre chose que sa beauté. Et ça m’intéresse aussi de me demander ce qu’est une jeune fille de la renaissance, de m’interroger sur les entraves qui l’empêchent de conquérir sa liberté, d’avoir une place à elle.
C’est la première fois que tu te lances dans un projet historique…
L.D. : Oui et non ! Pour Trésor (Gallimard, collection Bayou) j’avais déjà fait des recherches historiques si on considère que l’action se passe avant ma naissance, dans les années 60 ! Je m’étais d’ailleurs beaucoup amusée à essayer de reproduire cette époque que j’aime beaucoup pour son design : les vêtements, les voitures, la déco…
Et pourquoi cette fois la Renaissance italienne ? Pourquoi pas la Renaissance française ?
L.D. : Une question de lectures ! J’ai lu l’hiver dernier un livre sur les Médicis et un autre sur Isabelle d’Este, la philanthrope italienne. Je trouve cette période de grandes transformations et de grands bouleversements fascinante. Elle est certes très longue et si riche qu’il faut bien faire des choix mais tout y semble tellement en effervescence que ça en est totalement fascinant. La place des femmes notamment y est très intéressante et c’est une des thématiques que je voudrais développer : elles sont bien évidemment extrêmement entravées par les diktats de la beauté, les mariages arrangés, leur manque d’autonomie financière et donc de liberté, principalement assignées aux rôles domestiques et à la maternité, même si certaines ont pu malgré tout influencer la politique, la culture ou les arts. Isabelle d’Este en est l’un des exemples. Et les femmes artistes ont pu s’exprimer aussi même si l’histoire des arts les a un peu oubliées, d’autant plus facilement que bien souvent, elles n’avaient pas le droit de signer leurs œuvres de leur propre nom.
Le personnage d’Isabelle d’Este (encore une histoire de lecture) m’a particulièrement inspirée. Elle incarne un certain pouvoir, fait preuve d’inventivité et même de courage. Mais c’est aussi une femme de son temps, qui succombe aux modes autant qu’elle les lance ; les nains par exemple étaient très en vogue dans les cours européennes et Isabelle d’Este aimait particulièrement "ses" nains qu’elle traitait toutefois comme des animaux de compagnie, les faisant se reproduire pour en offrir la progéniture à ses bons amis. L’un de mes personnages secondaires, proche de mon héroïne, est un nain et je voudrais qu’il apporte à la fois de l’humour et de l’émotion, un regard différent aussi… J’y verrai plus clair, j’espère, après le découpage qui pour moi représente la plus grosse partie du travail. Pour le dessin, j’envisage quelque chose de plus léger que pour Claudine à l’école et j’espère vraiment m’amuser avec les costumes, les décors, sans trop appuyer non plus sur la reconstitution historique.
Quels souvenirs gardes-tu de ta résidence au Chalet ?
L.D. : Ce sont de très bons et heureux souvenirs ! Les rencontres avec les enfants pendant le Salon du Sang sur la page, si bien organisées, si confortables pour les intervenants qui n’ont pas à se déplacer de classe en classe. L’ambiance du Chalet, si propice au travail, si cosy, le parc, plein de recoins et de petits sentiers et puis plus encore peut-être, les très nombreux échanges avec les autres résidents du moment : j’ai adoré les moments partagés, souvent dans la cuisine ou autour du repas, à la fois simples, faciles, chaleureux. C’est un vrai plus de pouvoir parler de son travail avec des gens qui, sans forcément pratiquer la même discipline, en comprennent bien les enjeux, sans jugement. On le sait tous, verbaliser un petit blocage permet souvent de faire de grands pas en avant !