"De vert en vers" : poésie et nature en harmonie
Au Chalet Mauriac où elle était résidente du 7 septembre au 30 octobre 2020, Julie Escoriza, illustratrice et designer strasbourgeoise, en proie au charme des grands arbres du parc, laissait libre court à son imagination lors de son long séjour automnal de deux mois à Saint-Symphorien en tant que lauréate jeunesse. Dans sa valise, des projets d’albums empreints de poésie qui ne demandaient qu’à naître…
Mars 2024. Le printemps. Et sur les tables de toute bonne librairie explosent les couleurs franches du nouvel album de Julie Escoriza, De vert en vers, publié par les éditions La joie de lire. Du vert, avant tout ! Celui qui donne le la, qui donne le ton et sert de fond à la couverture joyeuse et fraîche qui semble dessiner un univers à destination des tout-petits. Quelques touches d’un franc et beau vermillon pour le contrepoint, du blanc, du noir, il n’en faut pas plus à la brillante jeune illustratrice pour proposer un début de voyage au cœur de la nature. Du vert, oui, mais aussi des vers ! Car si Julie Escoriza maîtrise la création graphique, étudiée à l'école d’art La Massana de Barcelone - histoire d’aller voir du côté de ses origines espagnoles et de décentrer son regard- mais aussi à l’exigeante Haute école des arts du Rhin (HEAR), école pluridisciplinaire, où elle apprendra entre autres le langage de l’image narrative et son rapport au texte, elle est aussi l’autrice de textes futés, pleins de verve et d’humour qui sauront capter l’attention des plus grands et même titiller leurs connaissances…
De vert en vers est un voyage loufoque, tendre et décalé autour de 24 petits poèmes de quatre vers en prise directe avec la nature. Ici, tout est simple, mais ne vous y trompez pas, seulement en apparence : le trait semble spontané, comme tracé vivement au Stabilo. On imagine un geste franc, sûr, rapide, voire un rien désinvolte, animé d’une fausse naïveté enfantine ou même d’une certaine impatience. Pourtant, cette designer toujours en quête d’expressions visuelles différentes selon ce qu’elle veut exprimer et le sens ou les sens qu’elle veut proposer à travers son travail, évoque plutôt lors de la restitution de sa résidence avec Sarah Vuillermoz, un travail fait de plusieurs étapes : un premier trait à l’encre de Chine, une mise en couleur numérique avec l’utilisation de couleurs intenses qui rappellent le rendu que donnerait la sérigraphie et un savant montage en plusieurs étapes pour finaliser. Beaucoup d’étapes, de recherches et de travail donc pour, presque paradoxalement, un dessin immédiatement accessible au plus grand nombre, comme si l’attention était toute entière tournée vers le lecteur, vers une réception du livre qui serait la plus intuitive possible. Le résultat est un dessin souple, arrondi, aux traits généreux, intense, joyeux, qui ne peut qu’attirer l’œil des tout-petits. Un escargot doté d’un moteur surpuissant, un zèbre fleuri, une araignée qui tire son chapeau, un feu d’artifices de pissenlits se succèdent sur de larges doubles pages et y vivent de drôles d’aventures ! La faune et la flore sont ici à l’honneur, on apprend le nom d’animaux rigolos (le caméléon – daltonien, le pauvre ! - côtoie l’anaconda siamois mais aussi la vache ou le mille-pattes, plus familiers) et s’y mêlent les noms de quelques arbres qui viendront enrichir le vocabulaire et la connaissance des plus jeunes (platanes, hêtres, mélèze, charme, saule, bouleau ou encore cyprès). Il ne reste plus qu’à emmener les enfants au parc ou en forêt pour prolonger la leçon de choses pour comparer le modèle à l’original !
Hêtre ou ne pas être/Est-ce si important/Le pauvre perdait la tête/En y réfléchissant autant
Mais chez Julie Escoriza, nature et culture forment aussi un formidable cocktail qui fait de cet album une lecture réjouissante pour les petits comme nous l’avons vu mais aussi pour les grands. En effet dans ses pages le texte et l’image se répondent avec beaucoup d’intelligence et de malice, traduisant une véritable appétence pour le jeu en général et le jeu de langage en particulier. Le vert de la nature et les quatre vers aussi drôles que poétiques se retrouvent dans la chambre d’échos de chaque double page : quand ils ne riment pas suivant les règles de l’art, les vers de Julie chantent par des assonances des plus amusantes, et le texte ne cesse de vibrer, de chanter, de proposer ici un clin d’œil par le jeu des homophones et là quelques allusions, plus ou moins savantes, dans lesquelles suivant son âge (et ses connaissances), chaque lecteur pourra dénicher des significations différentes. Le lecteur adulte accompagnant a ainsi tout loisir d’expliquer (ou pas) pourquoi les amanites se sont lassées de la mode du "moucheté" pour passer à la tendance "rayée" sur leurs beaux chapeaux bicolores ou encore pourquoi "Au bord de l’épuisement/le bouleau exténué/s’est enfin octroyé/quelques jours de congé". Vous suivez ?
Pour son deuxième album en solo après La vie élastique (Gallimard jeunesse), album en gestation également lors de son séjour au Chalet Mauriac, Julie Escoriza manie de nouveau le second degré, le burlesque et le double sens avec beaucoup de raffinement et fait une vraie proposition poétique par ses rapprochements sémantiques "Ils sont si proches/ces jeunes cyprès/on voit sans peine/leur couple soudé" sans que cette sophistication laisse des lecteurs en route. Quel enfant n’a pas imaginé quel type de chaussures pouvait porter un mille-pattes ? Ici, des chaussures à talons, souvent si désirées par les enfants pour faire comme maman, mais si peu pratiques…
Dans cet album d’une grande fraîcheur graphique, aux images vives et poétiques, amusantes ou intrigantes, communiquent et dialoguent en permanence texte et dessin, l’un éclairant l’autre, créant une polysémie tendre ou saugrenue, propice à titiller l’imagination et la créativité. Aussi, lorsque "voyant les feux au vert/auprès de cette belle dame/Le charme tout fougueux/lui déclara sa flamme", voit-on le houppier vert tendre libérer quelques traits vermillon comme si des flammèches s’envolaient dans le ciel. Nul doute que le vocabulaire des petits lecteurs trouvera ici de quoi être nourri tout autant que leur imaginaire et leur sens de la fantaisie, en entendant, notamment, des expressions telles que "se mettre au vert", "prendre à la lettre", "avoir grise mine"…
"Tout est langage ", semble nous dire Julie Escoriza qui explore à travers toutes ses créations (livres, jeux, affiches…) la communication sous toutes ses formes et pratique l’art de la syllepse avec maestria, créant une jubilatoire complicité avec son lecteur. Les mots, comme les images, renvoient à nos expériences, à notre imaginaire, notre culture, et nous en avons de ce fait une expérience et une interprétation qui nous est propre en même temps qu’elle nous relie les uns aux autres. Et qui sait, après avoir lu et relu De vert en vers, peut-être vous plairez-vous à penser, comme moi, qu’au prochain été, nous regarderons autrement les champs de tournesol pour y débusquer celui qui s’est fait un torticolis en regardant la lune et partagerons-nous alors cette expérience commune, à moins que ce ne soit dans une toile d’araignée que désormais, nous ne voyions plus désormais qu’une toile aux accents cubistes que tous les galeristes convoitent. Si certains livres bousculent notre vision du monde, celui-ci, par sa proposition poétique, pourrait bien en faire partie !
De vert en vers, de Julie Escoriza, éditions La Joie de lire, Avril 2024, 56 pages, 16,90 euros