Nathalie Hounvo Yekpé et les Agodjiés
La résidence de Nathalie Hounvo Yekpé s’est achevée le 1er mai. Dans le cadre de la résidence d’écriture francophone Afriques-Haïti initiée par ALCA, la Région Nouvelle Aquitaine et l’Institut des Afriques (IdAf), elle a passé six semaines à Limoges, Lormont et La Rochelle, entièrement consacrées à la rédaction d’Agodjiés, une nouvelle pièce questionnant la relation des femmes avec le pouvoir.
Comédienne, autrice et metteuse en scène de théâtre, la Béninoise Nathalie Hounvo Yekpé n’en est pas à son coup d’essai. Depuis Trop de diables sous leurs jupes, co-écrite avec le franco-suisse Michel Beretti en 2016, elle a créé plusieurs pièces, dont La course aux noces, écrite en résidence à la Maison des auteurs·ices de Limoges et lue dans le cadre des Zébrures de printemps 2022, avant d’être éditée par Lansman en 2023. Agodjiés, se veut un prolongement du texte Enfant de la colère, écrit en 2022 dans le cadre du dispositif "Des écritures à la scène" des Francophonies de Limoges, en collaboration avec le Théâtre de l’Union.
Dans ce texte, Nathalie Hounvo Yekpé dévoilait sans fard le ressort intime de son écriture, née d’un double sentiment de colère face à un père machiste et trop sûr de lui, mais dont elle a paradoxalement hérité la rage qui la détermine à créer, par défi, tout comme lui jetait ses enfants à la face du monde comme une preuve de sa valeur.
Mais cette rage, était-elle seulement sienne ou bien se trouvait-elle partagée par toutes celles qui, comme elle, se trouvaient empêchées par leur sexe d’assouvir leurs ambitions ? Dès lors, qu’est-ce qui motive les autres femmes et les conduit à s’affirmer comme femmes de pouvoir, quel que soit le chemin qu’elles empruntent ? Telle est l’interrogation qui motive aujourd’hui l’écriture d’Agodjiés, dans un mouvement allant du personnel à l’universel, forte de la conviction que toute femme, comme l’autrice elle-même, s’est un jour posé la question : est-ce que je peux ?
La pièce convoque deux femmes dans la même geôle. Arougba, une jeune influenceuse couverte de dettes et insolvable y rencontre Ganiath, une femme politique plus âgée, embastillée pour avoir voulu se présenter aux élections présidentielles. Toutes deux commencent par se toiser, s’observer et se découvrir peu à peu avant d’être rejointes par la présence à la fois tutélaire et fantasmatique de la reine Tassi Hangbé, dont la figure devenue presque mythique à force d’avoir été occultée occupe une place centrale au Bénin pour peu qu’il soit question du pouvoir et des femmes.
Sœur jumelle du roi Akaba, Tassi Hangbé aurait régné sur le royaume de Danhomè de 1708 à 1711, suite à la mort subite de son frère, avant d’être évincée par le futur roi Agadja. Femme guerrière, elle est surtout réputée pour avoir mis sur pied une armée de femmes, ces mêmes agodjiés auxquelles les Français donneront le nom d’"Amazones du Dahomey" lorsqu’ils auront à les affronter au cours des guerres opposant la France au roi Béhanzin à la fin du XIXe siècle, en prélude à la colonisation du Danhomè puis à son intégration à l’Afrique Occidentale Française.
En dépit de leur disparition totale à la suite de la guerre de 1892-1894, les agodjiés ont fasciné les Français par leur courage et leur pugnacité au combat, au point qu’on en fit même à l’époque des petits soldats de plomb ! Le cinéma, plus tard, s’en est emparé, du Cobra verde de Werner Herzog au tout récent The Woman king, de Gina Prince-Bythewood. Mais l’Histoire est écrite par les vainqueurs, pour qui les agodjiés ne furent rien d’autre, au fond, que le bras armé d’un pouvoir éminemment patriarcal, des tueuses sans merci au service d’un petit royaume agressif et prédateur, qui fut aussi l’un des principaux fournisseurs d’esclaves pour les trafiquants blancs de la côte. Nathalie Hounvo Yekpé préfère s’en tenir à une tout autre version de l’histoire, celle-là même que lui racontait sa grand-mère, qui fait des agodjiés une armée de femmes libres, affranchies de la domination masculine qu’elles moquent de façon très crue dans d’innombrables chansons. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas pour elle de raconter leur histoire : ses agodjiés à elle sont éminemment contemporaines, et avant tout représentatives de ce que peuvent et doivent accomplir les femmes malgré les multiples obstacles dressés devant elles dans une société encore très imprégnée par la tradition vaudoue (le vodoun compte, au Bénin, parmi les religions officiellement reconnues) qui veut, par exemple, qu’une femme ayant ses règles soit réputée souillée… Les agodjiés sont ici le symbole d’une rébellion et d’une réappropriation du pouvoir sur le chemin ouvert par la reine Tassi Hangbé. Pour Nathalie Hounvo Yekpé, l’avenir appartient aux femmes. Mais qu’est-ce qu’être une femme de pouvoir aujourd’hui ? Quelles voies peut-elle prendre pour l’exercer et comment parvenir à s’affirmer dans une société faite pour et pensée par les hommes ? Le débat est passionné entre les trois femmes et ce n’est pas pour rien qu’il se tient dans une prison. Lieu d’enfermement, certes, la cellule est aussi à l’image d’une sorte de chaudron, où s’invente, fermente et bouillonne une liberté nouvelle, un ventre fécond d’où jailliront tout armées les agodjiés de demain !
Mais n’anticipons pas : nous ne savons encore rien de la fin de la pièce, même si l’on peut gager que la reine Tassi Hangbé n’est pas du genre à se laisser arrêter par des barreaux !
Cette fin est écrite, cependant. La résidence a été profitable à l’autrice, qui souligne le caractère précieux d’un tel moment dans la conception d’un texte. Loin des mille préoccupations du quotidien, la résidence offre un cadre propice à la concentration, un temps "pour soi" ponctué de rencontres et d’échanges propres à permettre de surmonter bien des blocages. Agodjiés existe à présent dans sa totalité. Reste à peaufiner, à travailler notamment le registre des langues (une jeune femme du XXIe siècle ne s’exprime pas comme une femme d’âge mûr, à plus forte raison comme une reine mythique !)
Que deviendra la pièce ? Rien n’est acquis pour l’instant. Mais une pièce n’existant pleinement que lorsqu’elle est jouée, on ne peut que souhaiter que la flèche ainsi lancée ne retombe pas sans atteindre la cible.
Enfin, à la question "Êtes-vous une agodjié ?", Nathalie Hounvo Yekpé rit et, après un petit temps de réflexion, conclut : "Je ne suis pas une agodjié, mais je suis fille d’agodjié, et c’est au bout de l’ancienne corde qu’on tresse la nouvelle corde !"