Ventres
Ventres de Carole Bijou sort en librairie aux éditions Lanskine. Recueil de l’intime livré avec franchise, puissance et tendresse, il sera indéniablement perçu comme un vent d’optimisme dans les rayons de poésie et, de surcroît, féministes.
Sous ce titre, on aurait pu tout imaginer. Pourtant, intuitivement, il est impossible de ne pas penser à la grossesse. Banco. C’est de ça qu’il s’agit.
Un ventre. Ce n’est pas rien. C’est de là qu’on dit qu’il faut faire jaillir la voix pour chanter, de là qu’il faut puiser pour crier.
Ventres de Carole Bijou est un cri, décousu certes, mais d’une intensité remarquable, un cri de détresse, de libération et d’espoir.
Nous sommes loin d’une certaine littérature féministe où nous lisons qu’il faut "refuser l’injonction millénaire de faire à tout prix des enfants"1 ou, comme l’écrit Mona Chollet dans Sorcières : la puissance invaincue des femmes, "dans [sa] logique, ne pas transmettre la vie permet d’en jouir pleinement"2. Dans la presse aussi, des témoignages de mères sont publiés fréquemment, elles regrettent d’avoir eu des enfants. "Avoir des enfants a été ma plus grande erreur" est le titre d’un article paru dans Le Monde cette année.
Souvent réduite à un ventre, l’objectif principal d’une femme a été de perpétuer l’humanité. Cela est indéniable.
"Notre ventre nous appartient !", scandons-nous aux manifestations féministes. Car, à l’heure des régressions dans plusieurs pays, et notamment aux États-Unis, ne faut-il pas militer pour le droit à l’avortement ? Certes, mais il ne faut pas oublier les désireuses d’enfanter et qui n’y parviennent pas, ou pas encore.
Et je me demande, ont-elles une place dans la littérature ?
L’autrice ne manque pas de relever, de s’angoisser : est-ce une trahison que de ne pas enfanter ? Yerma de Federico García Lorca éprouvait aussi la trahison, l’inutilité, et par tous les pores. Par chance, Ventres n’est pas daté des années 30, il vit et rayonne en 2022.
Ventres défend davantage un "engagement réfléchi et lucide" pour reprendre les mots d’une autre autrice, Gisèle Halimi : "J’ai moi-même enfanté. Par trois fois. (…) Mais par curiosité. (…) Une curiosité féministe : je voulais savoir ce que grossesse et accouchement provoqueraient dans mon corps et dans ma vie de femme. Aurais-je encore envie de lire des nuits entières ? De faire l’amour ? Porter et mettre au monde un enfant me semblaient l’ultime expérience de mon destin biologique. (…) Pourquoi faire un enfant ? (…) Ce doit être une décision prise en liberté, et en responsabilité, hors pressions bibliques ou conditionnement social. Un engagement réfléchi et lucide."
Ventres embrasse l’avenir et célèbre l’amour.
Comment ne pas penser au tendre recueil Je, d’un accident ou d’amour de Loïc Demey aux éditions Cheyne en lisant Ventres ? Surtout quand Carole Bijou joue avec la syntaxe : "Et que je triste souffre."
Aussi, dit-elle : "Quand je te vois, je me sens au milieu de moi-même."
L’homme qu’elle aime est toujours inclus, présent, l’interlocuteur, celui qui réconforte.
La prose de Carole Bijou est directe, simple, tout se perçoit et tout se nuance, l’indicible, le dicible, les murmures, les plaintes, les souhaits, les peurs, les cris.
Le recueil ne manque pas de s’ancrer dans l’époque que nous vivons, "bisous bisous love". Carole Bijou y glisse également deux pages en anglais, quelques hashtags.
C’est un voyage que nous offre l’autrice. Et à mi-parcours, tout est dit.
"je suis animal.e je veux me reproduire
tu es animal.e tu veux te reproduire (…)"
Carole Bijou veut "sa vérité", celle d’enfanter.
Elle sait ce qu'elle veut. Et cela malgré les doutes : "Je me demande si être une bonne mère c’est de ne pas l’être."
Ça vient du cœur, du corps, de ses organes, de son sang, qu’importe, elle et son compagnon s’aiment, ils veulent un enfant.
On n’oubliera pas cette adresse (tant attendue !) à l’enfant vers la fin du recueil.
Vouloir un enfant par amour et par amour surtout.
Impossible de ne pas penser à une certaine déclaration d’amour de Pierre Bourdieu à la toute fin de La Domination masculine : "Reconnaissance mutuelle, échange de justifications d’exister et de raisons d’être, témoignages mutuels de confiance, autant de signes de la réciprocité parfaite qui confère au cercle dans lequel s’enferme la dyade amoureuse, unité sociale élémentaire, insécable et dotée d’une puissante autarcie symbolique, le pouvoir de rivaliser victorieusement avec toutes les consécrations que l’on demande d’ordinaire aux institutions et aux rites de la 'Société', ce substitut mondain de Dieu."3
Ventres de Carole Bijou
Éditions Lanskine
Octobre 2022
88 pages
14 euros
978-2-35963-083-1