Véronique Béghain et Jean-Pierre Richard, les passeurs
Traducteur et traductrice de l’anglais, Jean-Pierre Richard et Véronique Béghain ont traduit tant des auteurs canoniques que des textes contemporains. Le 8 octobre sont parues les œuvres de Georges Orwell en Pléiade, dont Véronique Béghain est l’une des traductrices. Entretien croisé avec deux passionnés de la transmission des mots, des cultures et des savoirs.
Quelles sont vos actualités respectives ?
Jean-Pierre Richard : J’ai quitté l’enseignement à soixante ans et je m’étais dit que je ne traduirais plus. Je considère que c’est le tour des jeunes. Mais j’avais un chantier un cours, commencé en 1995 pour la Pléiade. Il s’agit du huitième tome des œuvres complètes de Shakespeare. Quant au Grand Prix SGDL-ministère de la Culture1, j’en suis évidemment honoré, c’est une belle surprise.
Véronique Béghain : J’ai des projets au long cours et je fais des lectures pour proposer des chantiers aux éditeurs. Ma dernière actualité, c’est Orwell, sorti en Pléiade le 8 octobre dernier, avec deux nouvelles traductions de ma main. On parle beaucoup de cet auteur en ce moment en cherchant absolument à le raccrocher à l’actualité, ce qui fait passer à côté de pas mal de choses. Enfin, on parle d’Orwell, c’est déjà ça !
La traduction littéraire a-t-elle été un choix dans vos parcours ?
J-P.R. : C’était un job étudiant au départ. Un de mes professeurs, Jean Gattégno, avait besoin de traducteurs. Mon parcours me destinait à être universitaire mais, en tant que fils d’ouvrier, je ne me sentais pas à l’aise dans ce milieu-là. Et puis j’ai eu la chance au début des années 1980, à mon retour d’Afrique, d’être mis en relation avec Christian Bourgois qui cherchait un traducteur pour un livre de Djuna Barnes. J’avais un enfant en bas âge, j’ai travaillé à cette traduction dans des conditions inouïes. Je pouvais traduire parfois vingt heures d’affilée. Finalement, ce texte m’a valu le prix Coindreau décerné pour une traduction de l’américain – je crois qu’on traduit mieux dans un état second. Et puis je me suis dit : après ce livre, pourquoi pas d’autres ?
V.B. : Jean Gattégno a joué un rôle important pour moi aussi. Parallèlement à cette rencontre qui m’a permis de traduire pour la Pléiade, j’ai rencontré l’éditeur de la petite maison Ombres, qui m’a confié ma première traduction. Un petit et un grand éditeur, ça résume assez bien ma trajectoire. Pour ma part, j’ai fait le choix de garder mes deux casquettes : universitaire et traductrice.
Quel texte pourriez-vous présenter comme étendard de votre travail ?
V.B. : Je vais avoir beaucoup de mal à choisir. Je ne comprends pas les traducteurs qui disent qu’il faut être en symbiose avec l’auteur pour bien traduire – comment Olivier Mannoni a-t-il fait pour retraduire Mein Kampf, dans ce cas ? J’ai un rapport foncièrement ludique à la traduction et chaque corpus est un nouveau défi. J’ai adoré travailler sur Orwell, mais je pourrais dire la même chose de London ou d’auteures contemporaines.
J-P.R. : Mon choix de cœur est un auteur du Zimbabwe, Chenjerai Hove, dont j’ai apporté l'œuvre à Actes Sud – on s’attache un peu plus à ces auteurs-là. J’ai aimé son lyrisme. Il y avait une grande étrangeté dans sa prose, c’était sans doute un décalque dans l’anglais d’une langue africaine. J’ai essayé de trouver un équivalent en français et j’ai adoré cette part de recherche, surtout dans le domaine africain, peu représenté en France. En cela, le traducteur a un rôle de découvreur. Je ne voudrais pas oublier John Edgar Wideman, un auteur d’origine africaine lui aussi, qui a longtemps vécu aux États-Unis. Il casse les codes de la ponctuation. J’avais donc toutes les libertés avec cet auteur et Gallimard n’a pas jugé bon de me censurer, donc j’ai pris beaucoup de plaisir.
Y a-t-il plus de doutes quand on traduit un texte classique qu’un texte contemporain ?
J-P.R. : Le doute se transforme en panique ! En particulier pour Shakespeare. François-Victor Hugo l’a fait, Yves Bonnefoy… Qui suis-je pour traduire après eux ? J’ai traduit récemment un long poème narratif pour le dernier volume des œuvres de Shakespeare à paraître en Pléiade, La Complainte d’une amoureuse. Ce texte a été traduit par Robert Ellrodt, un monument ! Je savais que si je lisais sa traduction, ça m’inhiberait. Donc on use de stratégies d’évitement.
"Comme Jean-Pierre, je me suis défendue de manière quasi-systématique d’aller voir les traductions qui existaient."
V.B. : Comme Jean-Pierre, je me suis défendue de manière quasi-systématique d’aller voir les traductions qui existaient. Ponctuellement, pour Orwell, il m’est arrivé de consulter une traduction contemporaine de l’original. Il y a ce pari de la collection de la Pléiade de situer la langue de la traduction au plus près de celle de l’auteur et j’avais peur de passer à côté d’expressions imagées ou d’une langue argotique ancrées dans la langue française contemporaine d’Orwell. D’autre part, quand on traduit des écrivains canoniques, il y a un corpus critique qui permet de nourrir son travail. Ce n’est pas le cas avec un écrivain peu connu, où on est seul à chercher dans un désert critique.
On scinde souvent les traducteurs en deux écoles : les sourciers, qui seraient plus attachés au texte d’origine, et les ciblistes, qui, eux, prêteraient d’avantage d’importance au rendu dans leur langue. De quelle étiquette vous sentez-vous le plus familier ?
J-P.R. : J’ai l’expérience d’un étudiant qui est venu me voir à la fin d’un cours en me disant : "Monsieur, c’est scandaleux ce que vous avez dit." Je venais de leur dire qu’un texte n’existait pas en tant que tel, comme un objet sacré, mais qu’il changeait selon les époques, et que les traductions évoluaient avec le monde. Pour lui, c’était sacrilège, parce que son paradigme c’était la religiosité du texte d’origine. C’est quelque chose qui m’a toujours fait peur. Je pense que le texte doit changer, change avec le temps, par la force des choses.
V.B. : Pour ma part, j’essaie toujours de préserver les éléments étrangers du texte. Quitte à heurter et à faire violence ici ou là à la langue française, pour pouvoir faire émerger quelque chose du texte anglais. Quand 1984 a été retraduit par Josée Kamoun, j’ai eu le sentiment de ne pas retrouver la prose d’Orwell. Je ne l’entendais plus. Je pense que la dimension sourcière est importante, même si on est toujours sourcier et cibliste.
Qu’est-ce qui caractérise une bonne traduction ?
V.B. : Les enjeux en traduction de poésie, de prose, de sciences-humaines, de théâtre, ne sont pas les mêmes. Une bonne traduction, c’est évidemment une traduction qui permet au texte d’être compris – il y a encore des traductions qui circulent, dans lesquelles on perçoit une méconnaissance du contexte social, historique, voire de la langue d’origine. Ensuite, c’est une traduction qui parvient à restituer la spécificité d’une écriture littéraire, qui peut être en rupture par rapport à la langue standard. Cette originalité peut être liée à un goût de la répétition, par exemple, qui doit être envisagée, non pas à l’aune de ce qui se fait en français, mais à l’aune du projet de l’écrivain qu’on est en train de traduire.
"Bien sûr, les réactions sont subjectives, mais les critères d’une bonne traduction sont aussi à chercher chez les lecteurs ou les spectateurs."
J-P.R. : J’insisterai sur le respect de la culture d’origine. J’ai traduit plusieurs écrivains d’Afrique australe et j’ai parfois été scandalisé par la légèreté avec laquelle certains traducteurs ont traité ces auteurs au motif qu’ils n’étaient pas publiés dans les grandes maisons. Par exemple, au Cap il y a une zone qui s’appelle "Cape-Flats", ce sont des étendues de sable, et je me souviens d’une traduction où j’ai lu que c’étaient "les immeubles du Cap". Ce genre d’erreurs est facile à éviter. Quant aux répétitions, que resterait-il d’Harold Pinter si on les supprimait ? Dans ses textes, répétitions après répétitions, c’est un rapport de force qui s’établit entre les personnages. Au théâtre, on sent assez vite si la traduction est bonne ou non : quand neuf cents personnes rient de la plaisanterie que vous avez réussi à produire au bout de semaines de sueur, c’est très enthousiasmant ; d’autres fois, on a envie de se glisser sous le siège. Bien sûr, les réactions sont subjectives, mais les critères d’une bonne traduction sont aussi à chercher chez les lecteurs ou les spectateurs.
V.B. : Il y a quand même une limite à ça. J’en veux pour preuve la retraduction d’un certain nombre d’œuvres canoniques. Certains lecteurs et journalistes se disent attachés à des versions antérieures et à tous leurs défauts. Glorifier une traduction en reconnaissant qu’elle est pleine de défauts, c’est quelque chose qui m’échappe.
J-P.R. : Je crois que ça va encore plus loin si l’on prend l’exemple du théâtre. Combien de traductions anciennes, de Shakespeare en particulier, ont été jouées dans ces dernières années ? Que ce soient celles de Gide ou de François-Victor Hugo. Elles sont considérées plus intéressantes pour une simple raison : il n’y a plus de droits d’auteurs attachés. Celui qui juge de la qualité d’une traduction a aussi cet aspect des choses en tête.
Quand s’arrête le travail de la traduction ?
V.B. : Quand on arrive à la date fixée sur le contrat ! Si on n’avait pas de délai, on pourrait les travailler indéfiniment. Ce qui est intéressant, c’est le dialogue qui se noue ensuite autour du texte, avec les éditeurs vraiment professionnels. Une traduction est une œuvre collaborative : le traducteur est évidemment au centre du processus, mais il ne faut pas oublier le travail des éditeurs, des correcteurs et in fine des lecteurs.
J-P.R. : C’est le cœur du travail du traducteur d’offrir au lecteur un maximum de possibilités au texte. Une nouvelle traduction appelle une nouvelle traduction. Il y a une ouverture perpétuelle du texte. Ainsi, l’œuvre continue à vivre.
La Nouvelle-Aquitaine s’appuie sur un réseau solide de traducteurs fédérés, notamment, par Matrana. Pourquoi est-ce un enjeu de se réunir ?
V.B. : Le traducteur est, du fait de son activité, isolé. Certains apprécient cet isolement, mais beaucoup sont en manque de dialogue avec leurs collègues. Une des visées de Matrana – la Maison de la traduction en Nouvelle-Aquitaine – est de permettre des échanges. Une autre des intentions de l’association est de rendre visibles les traducteurs et leur métier.
J-P.R. : Oui, je crois que les traducteurs, en région en particulier, ont besoin de ça. Matrana est une très belle initiative.
"Entendre les traductions des étudiants, c’est merveilleux. Il m’est arrivé maintes fois de me retrouver dépassé par eux."
Vous avez tous les deux dirigé des masters de traduction littéraire. Qu’est-ce qui vous motive à transmettre ?
J-P.R. : J’ai appris de manière empirique et je me suis cogné dans tous les murs. Pour éviter ça aux jeunes, on a des repères à leur apporter. On enseigne les possibilités du sens, ce que c’est qu’un texte, l’histoire du texte, les rapports entre la culture d’origine du texte et sa culture d’arrivée. Le point central, c’est le passage de la version à la traduction. La version, c’est être lexicalement exact, ne pas faire de contresens, sinon on a une mauvaise note… Or en traduction littéraire, ce qui compte, c’est le rythme. Il faut presque oublier le sens des mots pour voir comment ils se présentent dans la phrase, exactement comme en musique. On essaye d’éveiller cette sensibilité à la musique du texte. Sans oublier la joie d’être enseignant ! Entendre les traductions des étudiants, c’est merveilleux. Il m’est arrivé maintes fois de me retrouver dépassé par eux.
V.B. : J’ai eu l’envie, avec Christine Raguet et Jean Mondot qui en avaient conçu le projet, de créer cette formation à Bordeaux Montaigne. Aujourd’hui, elle est menacée pour des raisons financières. Je me bats pour son maintien, parce qu’il est important que ce genre de formation existe ailleurs qu’en région parisienne. Les étudiants qui savent qu’une telle formation existe dans leur région peuvent se dire : pourquoi pas ? Ça n’est pas réservé aux étudiants parisiens.
J-P.R. : Enfin, il y a un aspect économique. On arme les traducteurs pour leurs discussions face aux éditeurs, on leur apprend qu’ils ont des droits, un nom à imposer et à faire reconnaître.
V.B. : C’est d’ailleurs pour ça qu’il est essentiel que, dans ces formations, figure un nombre significatif de professionnels, que ce soient des traducteurs ou des éditeurs. C’est le cas à Bordeaux Montaigne et à Paris 7, où les étudiants ont des cours sur le marché du livre, sur la rédaction de contrats et le droit. Ça fait la différence entre les formations et les professionnels ne s’y trompent pas.
1Jean-Pierre Richard a reçu en 2020 le Grand prix SGDL pour l’ensemble de son œuvre de traduction.