"Vie et mort de Vernon Sullivan", le roman et son double
Boris Vian, entré au panthéon des artistes germanopratins, est passé à la postérité pour mille raisons. Entre le jazz, les romans dont on ne compte plus les adaptations, les chansons aux textes polémiques comme Le Déserteur, l'auteur Dimitri Kantcheloff a fait son choix. Dans la panoplie Vian, il a pioché la carte Vernon Sullivan, le double américain inventé par l'écrivain qui a défrayé la chronique et choqué le milieu conservateur avec son roman J'irai cracher sur vos tombes. Une biographie romancée, éditée par Finitude.
Un soir, le jeune et prolifique Boris tombe sur une brève, en lisant le journal, qui va changer sa vie. On y évoque les États-Unis, qui voient apparaître une nouvelle génération de "nègres blancs". Formulation sibylline dont les explications vont inspirer au romancier son héros pour le futur J'irai cracher sur vos tombes. Car si tout est parti d'une boutade un soir de beuverie, Boris Vian a bien promis à son ami éditeur de lui fournir un best-seller dont le scandale fera vendre assez d'exemplaires pour se payer les dix prochaines vacances. Juré, craché. Il accouche de l'idée de l'avatar américain fictif dénommé Vernon Sullivan et du texte qu'il a soi-disant traduit en français, J'irai cracher sur vos tombes.
Dimitri Kantcheloff nous plonge dans le Paris d'après-guerre, peuplé de toute la gauche intellectuelle bien connue, et se laisse aller à imaginer les soirées que partageaient Sartre, de Beauvoir, Queneau, Gallimard, Vian… Sans rentrer dans le détail historien parfois rébarbatif, l'auteur s'amuse à se glisser dans la tête de ces idoles littéraires. Il imagine leurs dialogues et parvient, par le procédé fictionnel, à déconstruire les images figées de ces monstres de la pensée et les rend ainsi plus humains.
Le ton est vif, tranchant, à l'image de son héros. Humour, répartie et efficacité guident le style de Dimitri Kantcheloff, que l'on sent sous influence. L'immense tendresse qu'il voue à son personnage, mi-historique mi-inventé, trahit parfois sa prose, mais cela n'en rend Boris Vian que plus sympathique encore aux yeux du lecteur.
Fatale facétie
Il suffit d'ouvrir Wikipédia pour divulgâcher l'histoire, mais mieux vaut la découvrir ici. Car il n'est pas juste question d'un énième piège tendu aux éditeurs et journalistes par un écrivain facétieux, à l'instar d'un Prosper Mérimée, d'un Romain Gary ou d'une George Sand, mais bien d'un homme qui va se faire dévorer par son propre double. D'où le choix d'une couverture qui montre les deux visages d'une même face.
Raconter le scandale Vernon Sullivan, c'est aussi l'occasion pour Dimitri Kantcheloff de dresser un parallèle sous-jacent avec l'actualité littéraire. Quand il revient sur le procès intenté à l'écrivain pour outrages aux bonnes mœurs par le Cartel d'Action Sociale et Morale, on pense aux actuelles polémiques sur le recours aux sensitivity readers, perçus par certains comme les nouveaux censeurs.
Vie et mort de Vernon Sullivan instruit sur un auteur-clé de la littérature vingtiémiste, réjouit par un style libre et léger, et permet d'établir la liste des pratiques immortelles ou révolues dans le monde de la littérature, voire, dans nos sociétés contemporaines.
Vie et mort de Vernon Sullivan
Dimitri Kantcheloff
Éditions Finitude
176 pages, 17,50 €