Vies et destins à Mourmansk
Avec Oublier Klara, publié aux éditions Stock et en lice pour la dixième édition de la Voix des lecteurs, c’est à Mourmansk, sur la mer de Barents, qu’Isabelle Autissier nous transporte, pour suivre trois générations d’une famille russe malmenée et broyée par un système pervers, perverti, où le rêve d’un monde nouveau a fait place à la peur.
Isabelle Autissier est une conteuse. Elle le dit elle-même : "Quand on est en mer, on a le temps de se raconter des histoires". Puisant dans son expérience de navigatrice, dans son intérêt pour les horizons et les personnages hors du commun et dans son parcours de militante pour la protection de la nature, elle nous a déjà offert de très beaux romans, des histoires de vies et de destins, tragiques souvent, comme la grande ou la petite Histoire en réserve.
Avec ce dernier roman, c’est à Mourmansk, sur la mer de Barents, qu’elle nous transporte, pour suivre trois générations d’une famille russe malmenée et broyée par un système pervers, perverti, où le rêve d’un monde nouveau a fait place à la peur. À travers ce roman, Isabelle Autissier aborde un chapitre sombre de l’humanité, celui de l’utopie communiste, trahie par Staline, mais ce n’est pas seulement un roman de plus sur les drames du Goulag car elle y transpose nombre de questions actuelles sur le devenir de la civilisation et des hommes face à une nature de plus en plus menacée. L’empathie qu’elle développe pour ses personnages, le regard tendre qu’elle porte sur l’enfance, la passion qu’elle montre pour les espaces rudes et inviolés de la planète, tout concourt à donner à ce nouveau livre une vaste dimension humaniste.
Klara, Rubin, Iouri, la mère, le fils et le petit-fils, trois vies, trois destins liés par le secret et l’incompréhension… Le souvenir de Vie et destin de Vassili Grosmann, monument de la littérature russe, traverse l’esprit à la lecture de ces épisodes noirs du XXe siècle. C'est à Iouri, ornithologue émigré aux Etats-Unis, qu’échoit le travail de recherche des traces de sa grand-mère Klara. Devoir familial ou inévitable remontée du passé qu’il souhaitait mettre à l’écart, le retour est une plongée dans des souvenirs et des sentiments contrastés.
"Fouiller le passé se révélait un exercice à hauts risques"
Revenir sur les lieux de sa jeunesse, dans une Russie en déliquescence après la Glasnost et la chute du régime soviétique, est douloureux. La débâcle n’est pas celle de glaces après l’hiver mais celle d’une société à la dérive après la fin du monde socialiste.
En quelques phrases, Isabelle Autissier pousse le récit dans la Grande Histoire, sans oublier les illusions de ceux qui ont vécu les temps glorieux des discours enflammés, les joies des fêtes soviétiques, la marche en avant de l’industrie, de la science, pour un avenir radieux... Avec une grande sensibilité, elle évoque les images et les émotions de Iouri parcourant les lieux de son passé et confronté à une tout autre réalité. Elle nous montre également tout le contraste et l’opposition entre l’environnement naturel et la ville portuaire des hommes tout en angles et lignes, rouille et béton. Les oiseaux qui tournent au-dessus de Iouri "étaient ce qu’il ne serait jamais : des êtres puissants et libres".
"Sa grand-mère avait empoisonné le destin de sa descendance"
Frappée par la vague de paranoïa répressive de la fin de règne du petit père des peuples, Klara, géologue respectée, est arrêtée et disparaît. Son mari, Anton, et son fils, Rubin, devenus des parias, voient leurs vies s’effondrer. Rubin devra alors développer des stratégies d’adaptation pour s’élever dans un système où faire la preuve que l’on est un bon communiste et bon marin est la seule voie de salut. Mais à quel prix ? Devenu capitaine du chalutier 305, bateau-usine, il est autant craint que respecté pour sa dureté et sa capacité à remplir les quotas de prises fixés par le Parti. Cette réussite cache toutefois un secret, enfoui comme l’est le souvenir de Klara, mère honnie pour avoir trahi l’idéal communiste. Car enfin, on ne disparaît pas comme cela !?… Que sait son mari Anton de cette arrestation ? Peur et secret semblent couvrir d’un voile de honte ce drame familial. Rubin, homme soviétique triomphant, est aussi un mari et père violent, dont les séjours à terre sont source d’angoisse pour le jeune Iouri dont les aspirations et les goûts ne correspondent pas aux ambitions paternelles. Elles seront la cause d’un violent et tragique épisode à bord du chalutier où Rubin a contraint son fils à s’embarquer comme mousse pour une campagne de pêche. Là encore Isabelle Autissier montre sa maîtrise de la narration dans un milieu qu’elle connaît bien, la mer. Plus encore, c’est dans ses personnages secondaires qu’elle excelle à décrire un monde d’hommes, impitoyable et pathétique, comme Sok, le vieux marin à l’humanité bienveillante, ou Serikov, concentré de brutalité aveugle, de bêtise, d’injustice. Si la condition de l’homme, travailleur de la mer, est exposée largement, Isabelle Autissier n’oublie pas celle des femmes, méprisées, violentées, sous la domination permanente d’un monde viril mais veule, qui compense sa médiocrité en humiliant femmes et enfants. Le constat est sombre.
"Ya Nebya, la terre-mère, protectrice des femmes, de la fécondité et des plantes"
Plus on avance dans le récit, plus on s’enfonce dans le drame de Klara, plus la Nature reprend ses droits. L’ile où Klara est condamnée à trouver de l’uranium est le territoire des rennes et des Nenets, peuple nomade menacé par l’administration soviétique. Là le roman prend une dimension presque onirique pour éclairer enfin ce conte crépusculaire. Isabelle Autissier trouve les mots pour faire encore rêver d’un monde où l’homme trouverait sa juste place. Un livre magnifique pour penser notre destin sur Ya Nebya, la planète comme la nomment des Nenets.