Vin
La poésie, l’ivresse, Bordeaux et Hölderlin, Al-Andalus… Un nouveau recueil de Mohammed Bennis, Vin, vient de paraître aux éditions L'Escampette.
Poète marocain de langue arabe né à Fès en 1948, universitaire, essayiste engagé dans le domaine de la culture pour ce qu’il définit comme une "politique de la modernité", Mohammed Bennis est aussi traducteur de littérature et de poésie vers l’arabe. Auteur d’un grand nombre d’ouvrages de poésie, dont huit édités en traduction française à ce jour, il est considéré comme l’un des poètes les plus importants du monde arabe contemporain aux côtés d’Adonis et de Mahmoud Darwich.
Pour la présente édition, elle est le fruit d’une traduction du poète lui-même en collaboration avec Mostafa Nissahouri. Quatre autres recueils en français sont, eux, des traductions de Bernard Noël en collaboration avec le poète. Introduits par une fraternelle préface du même Bernard Noël, les poèmes de Vin s’accompagnent encore d’une postface en sympathie et non moins éclairante de Claude Esteban. Initialement publié en 1999 sous le titre La plus haute soif avec en exergue une citation d’Arthur Rimbaud, ce texte préfaçait deux séries de poèmes extraits de Vin ayant fait l’objet au Centre culturel de Royaumont d’une traduction collective. Pour sa part, Bernard Noël nous offre une vibrante analyse sur la vaste thématique de l’universalité du vin et de l’ivresse telle que prise en charge par le poème de Bennis. Avant de s’y employer à son tour, le commentaire de Claude Esteban s’appesantit, dans la perspective d’un éloge de la diversité linguistique, sur les qualités spécifiques de la langue arabe et les défis qu’elle lance aux traducteurs : "L’arabe, s’il recouvre, comme ici, sa pureté originelle, est éblouissant. Il conjugue, en un vocable, et la densité de l’immédiat et le vouloir d’une flèche qui le transcende. Les dictionnaires défaillent, les équivalences, si rassurantes qu’elles soient, se troublent et se déconcertent."
"De l’ivresse à l’ivrognerie et à l’hébétude dans la taverne ou ailleurs, […] il pouvait apparaître rigoureusement nécessaire que la poésie s’empare […] des activités humaines et des effets tant culturels qu’anthropologiques dont le vin et l’ivresse peuvent être les vecteurs."
Sur la question chère à Roman Jakobson de "l’écart poétique", à savoir en fait la transgression mûrement pensée et déployée en termes d’usage du potentiel sémantique et syntaxique de la langue, Mohammed Bennis a écrit dans un essai intitulé en français L’Hospitalité de l’autre dans le poème : "La construction du poème, travaillé par l'infini de la subjectivité, par l'étranger et l'impur, subit des mutations imprévisibles. C'est ainsi que la parole poétique, écrite en marge de la littérature, ne cesse de déstabiliser la syntaxe, de dérouter l'image, de décomposer la métrique et de déformer l'ordre se disant propre, pur. Le chemin du poème est celui de l'impur, où vision et invisible se conjuguent. Ce passage de la graine de l'ivresse se concrétise dans le poème. Et voici l'impur porter, dorénavant, le signe du pur, du beau et de l'inconnu." Une telle mention inattendue du "passage de la graine de l’ivresse" en dit très long, et sur la cohérence de l’ensemble de l’œuvre poétique de Bennis, et sur la solide articulation des raisons sous-jacentes qui l’ont mené à la composition de Vin. De l’ivresse à l’ivrognerie et à l’hébétude dans la taverne ou ailleurs, ainsi du pur à l’impur, s’il n’y a qu’un pas facile à franchir, il pouvait apparaître rigoureusement nécessaire que la poésie s’empare, avec ses moyens de renversement des points de vue, d’une problématique aussi complexe et ambivalente compte tenu des mythologies, des activités humaines et des effets tant culturels qu’anthropologiques dont le vin et l’ivresse peuvent être les vecteurs.
En apparence si l’on se fie à la table des matières, Vin se présente en forme de triptyque donnant l’illusion d’une partie centrale que précèdent et à laquelle succèdent deux sections plus brèves : "Une apparition qui ne finit pas", "Scintillement qui touche la nuit", "Une voix seule"… Toutefois, en fin de la première section, un sous-ensemble intitulé "Corps" s’attarde, exceptionnellement, sur près d’une vingtaine de pages. C’est de loin la partie du recueil la plus empreinte d’érotisme, la plus lumineuse et jubilatoire. En toute fin du poème précédent, est magnifiquement célébré le souvenir de Hölderlin à Bordeaux. Plus tard dans le recueil, d’ailleurs, il est aussi fait mention du titre de la fameuse élégie de 1803 amplement inspirée par le séjour à Bordeaux, Wein und Brot (Vin et pain), dont on sait la rare qualité poétique et le message d’espoir qu’elle contient. Quant au poème de Bennis, il se trouve parcouru de motifs récurrents, tels ceux des spectres, de la dissolution de l’identité individuelle sous les effets de l’euphorie et parfois de l’hallucination alcoolique qui dilatent le temps et la durée, ou au contraire en soulignent la discontinuité et pratiquent ainsi, dans le rapport entre perception, sensation et pensée, des brèches propres à ressourcer l’esprit dans une vision cosmique de la nature – de la physis – et de l’espace humain. Ainsi se révèlent en creux les paradoxes de l’invisible. Il s’agit à la fois de tout ce qui a été enfoui sous les strates de la temporalité historique et les palimpsestes de la création culturelle – tels ceux de la période arabo-andalouse –, et en même temps il s’agit d’un invisible en tant que porteur d’inconnu, de futur, et de possible promesse d’espérance.
"Les fondamentalistes, qui interdisent à la langue arabe d’être vivante, joyeuse et dansante, sont, en même temps, les pires ennemis de la culture arabe ancienne."
En début de son recueil, Mohammed Bennis a noté : "Un horizon déferle de la complétude du silence/je comprends que ce qui se passe entre moi et la mort/est œuvre de la langue …" Sur le motif des spectres qui entre autres parcourt l’ensemble du livre, il a déclaré à Jacques Ancet dans un entretien mis en ligne par les éditions L’Amourier : "[…] Il me semble que je suis de ceux qui ont laissé le poème écouter les voix de la ville. Elle est, pour moi, Fès. Ville natale, mais, plutôt, ville de spectres. Ces fantômes sont toujours en retour, en visite, sans fin, avec leurs paroles." Et aussi : "[…] Les fondamentalistes, qui interdisent à la langue arabe d’être vivante, joyeuse et dansante, sont, en même temps, les pires ennemis de la culture arabe ancienne. […] Celui qui ne laisse pas le langage de la vie moderne parler dans (et sur) sa langue est celui qui renie le passé, le confisque, afin de le laisser traîner dans la boue de l’ignorance. [...] La politique de la modernité est une approche critique des mots et des valeurs qui s’opposent au libre choix d’une subjectivité et d’un destin."
Enfin, dans un entretien avec Tiphaine Samoyault pour le site de critique littéraire En attendant Nadeau, Mohammed Bennis résume : "Dans la période antéislamique, le poète était l’homme de la première parole, il détenait le pouvoir de la parole. Avec l’Islam, le Coran la lui a enlevée. Mais au cours des siècles, les grands poètes n’ont jamais été soumis à cet ordre : d’où des moments de conflits entre des grands poètes et le Coran comme Abu Nawas, Abu Tammam, Al Mutanabbi et Abu Ala al-Maâri. […] La poésie est nécessaire à la pensée critique."