Une fiction aux portes de la réalité
Quand ils sont arrivés au Chalet Mauriac en juin dernier, Thérésa et Matthias Berger comptaient trois des cinq épisodes de 20 minutes de la série radiophonique pour laquelle ils avaient candidaté à la résidence de création transmédia d'ALCA. Trois semaines plus tard, leur texte est prêt à être interprété par des comédiens.
"La première semaine, on s’est entendus sur la manière dont on voulait terminer l’histoire, identifier tous les fils qu’on avait jetés, ceux qui étaient complétés, ceux à mettre de côté. C’était important de discuter du cheminement narratif", explique Matthias Berger, le grand frère. "Après il fallait trouver quelle dramaturgie on utiliserait", complète Thérésa, sa frangine. Un travail laborieux dans lequel la fratrie, pourtant éloignée jusqu’aux études supérieures, est devenue naturellement complémentaire. "Concrètement, tout ce qui est média appartient un peu plus à Matthias parce qu’il maîtrise mieux ce langage… Moi, je suis plus sensible à la narration."
Le projet commencé trois ans avant le début de la pandémie de coronavirus, est ambitieux : traiter, lors de diffusions radiophoniques live, une enquête sur un étrange mal qui altère la société. Comme ils l’expliquent dans leur demande de résidence, dans IRI – du titre de l’œuvre –, les auditeurs découvriront de jeunes adultes et adolescents mystérieusement reclus dans leurs chambres. Parmi eux, Lou, elle aussi cloitrée chez elle, entourée d’une famille inquiète et sans réponse face au mal qu’elle vit, personnage fil rouge d’un huis-clos psychologique auquel des fragments d’histoires s’agglomèrent.
C’est en référence aux Hikikomori, ce phénomène social qui évoque des hommes qui s’enferment chez eux plus de six mois, que les Berger ont amorcé leur réflexion. Par ce comportement, des jeunes Japonais refusent d’intégrer la société, et de passer de l’enfance à l’âge adulte. Aujourd’hui, leur nombre augmente. "Qu’est-ce que raconte une jeunesse qui ne se retrouve plus dans les valeurs sociétales ?", demande Matthias. "Ces jeunes qui refusent d’exister, posent un acte radical, c’est une forme de perte de la vie." Thérésa ajoute : "On s’est demandé quelles échappatoires ont ces jeunes-là ?"
La metteure en scène raconte : "Dans la pièce, l’État – dérangé par la crise –, va créer une sorte d’agence nationale pour récupérer les jeunes enfermés. Le programme IRI est imaginé dans ce cadre. On ne sait pas trop ce qui s’y passe, mais il s’articule autour de centres pour ces jeunes-là qui, de façon grotesque et autoritaire, transpose l’idée des rites de passage." "C’est une récupération politique vidée de son sens originel, celui d’impacter psychiquement les individus dans leur transition, la mort symbolique de l’enfant quand il devient un homme", renchérit le co-auteur de la fiction.
Au-delà de leur culture radiophonique commune et de leur volonté d’expérimenter, Thérésa et Matthias Berger avaient envie, dans ce projet, de montrer quelque chose de notre société en crise. Un choix qu’ils explorent au fil de leurs précédentes créations. Ainsi en 2020, dans Borderline(s), la cadette de la famille Berger propose avec la Compagnie s’en revient qu’elle a créée avec Selin Altiparmak, une fiction d'écriture collective sur l'hystérie, un mythe instauré comme vérité scientifique pendant des siècles par des sociétés patriarcales, moyennant un contrôle du corps et de l'esprit de la femme. Tandis que l’année précédente, Matthias réalisait Hôtel-Régina, un moyen métrage documentaire sur un quartier populaire en pleine réhabilitation – la gare de Toulouse –, et les enjeux sociaux qui y sont liés.
"Chaque génération a sa propre capacité à développer une énergie contestataire"
"Je me suis questionnée sur le type de théâtre que j’avais envie de faire," commente Thérésa. "À sa naissance, le théâtre était social et politique. Moi, je crois en l’imaginaire. Je ne fais pas d’humanitaire – j’en suis incapable –, alors dans mes créations, je prends la parole sur les problèmes sociaux." Un point sur lequel Matthias est plus réservé, lui qui estime ne pas faire grand-chose par rapport à des activistes par exemple. "Comme artiste, je suis engagé dans la création… quelque chose de cet ordre-là."
Au-delà des sujets qu’elle aborde, l’histoire d’IRI sera présentée sous un format inédit de fiction radiophonique, diffusée live. La comédienne explique qu’un jour, elle a assisté à l’enregistrement d’une pièce de théâtre qui était diffusée juste après sur les ondes. " Disposer de tout le chemin possible pour me récréer la scénographie dans la tête m’a terriblement séduite". Le réalisateur, naturellement intéressé par la musique électroacoustique, et toutes sortes de formes expérimentales sonores et narratives, avait envie, lui, de voir s’il pouvait créer un récit support de nouvelles expérimentations, avec des comédiens, des compositeurs, de la matière sonore, etc. "Imaginer des sons est parfois une terre inconnue. C’était ma motivation", explique-t-il. Mais comme les deux créateurs ne reculent devant aucun défi, ils s’en sont lancés un de plus. "En tant qu’artistes, explorer un champ qui nous fascine mais qu’on ne maitrise pas forcément, nous nourrit. À la base, on pensait écrire une fiction radiophonique. Mais quand j’ai eu la possibilité de faire une première lecture publique de deux épisodes, on s’est dit avec Matthias que ce serait super de faire du live." Techniquement, l’enjeu sera de taille. A priori, les spectateurs disposeront de casques individuels. Mais il n’est pas impossible que la retransmission soit aussi disponible sur Internet, permettant ainsi une interaction des participants.
"Aujourd’hui on en est là. Mais au début c’était un jeu anodin et libre" (Matthias)
Une fois le projet mis en place, restait à savoir si la collaboration fraternelle serait fructueuse. "On a commencé par s’habituer l’un à l’autre, réussir à déconstruire le rapport familial. On a découvert une confiance – peut-être que je me trompe –, en matière d’exigence artistique. Par notre éducation, notre aspiration artistique, nous avons quelque chose de commun. C’est notre force", traduit Thérésa dans ses mots. Matthias complète : "Une pratique artistique, une écriture, un projet sont toujours une découverte de soi ; apprivoiser l’autre, ne pas trop se marcher sur les pieds, voir comment l’équilibre peut fonctionner… Dans l’écriture, on réalise que certains endroits sont la chasse gardée de l’un ou de l’autre ; on négocie un peu, ça c’est plutôt lui, ça c’est plutôt elle. Après on discute de nouveau, il y a une digestion qui assimile ce que l’autre propose… un rebond. C’est un échange permanent." "Et dès que quelque chose se noue, on parvient bien à désamorcer", l’interrompt sa sœur, d’un sourire en coin.
Une complicité parfaitement exprimée au Chalet Mauriac lors de séances de travail intensives. Chaque jour, autour de 10 heures, les Berger faisaient le point sur l’organisation de la journée avant d’attaquer le travail de création, parfois jusqu’à 20 heures. Quelques pauses ponctuaient l’avancée du projet. Des rencontres avec les autres résidents, aussi. "C’était tellement super", s’exclament-ils en chœur. "Nous avons fait des virées le soir, nous sommes allés au marché du samedi à Bazas", raconte Matthias. "Ça nous a fait du bien de faire la connaissance d’auteurs aux pratiques complètement différentes de la nôtre." Thérésa renchérit : "Franchement, c’est tellement riche de les avoir rencontrés. Surtout moi qui ne connais pas du tout le monde du livre et de l’édition. Travailler dans leur univers m’a permis de découvrir leur vie d’auteur. Comme intermittente, je n’imaginais pas leur réalité."
Depuis leur plus tendre enfance, vécue dans une communauté agricole du nord de la Sarthe, Thérésa et Matthias Berger ont appris à aller vers les autres pour se nourrir intellectuellement, et cheminer vers l’avenir. "La Communauté de l’Arche était un vieux mouvement communautaire un peu catho, même s’il y avait des athées, né au lendemain de la guerre dans les années 50. Le philosophe Lanza del Vasto qui en est à l’origine, avait passé pas mal de temps avec Gandhi, et voulait transposer le modèle des ashrams en France". "Moi, continue Matthias, je m’intéresse aux moyens de faire couple de manière isolée ou en groupe. Je suis assez fan des aventures collectives du 19e siècle." "Cette communauté essayait de trouver une autre manière de vivre selon ses valeurs", complète Thérésa qui en est partie alors qu’elle avait 4 ans. "Il y avait une volonté de retour à la terre, à la simplicité, être le plus écologique possible et avoir un peu des réflexions spirituelles sur le bouddhisme, des échanges sur différents sujets. Une communauté reproduit la société finalement… Les problèmes d’argent ou de propriété restent à l’origine de bien des problèmes", conclue-t-elle comme un écho aux réflexions que la fiction IRI suscitera assurément chez les spectateurs quelque part en 2023.