Noelia Diaz Iglesias : une bande dessinée pour déconstruire les clichés de l’anorexie


En juin 2025, le Chalet Mauriac a accueilli en ses murs Noelia Diaz Iglesias, alias SylloDiaz, un-e auteurice et illustrateurice diplômé-e en illustration et en bande dessinée de l’ESA Saint-Luc à Bruxelles. La-le jeune Belgo-Espagnole est venu-e pour travailler sur un projet personnel dont le titre provisoire, Le poids des os, porte sur un sujet encore tabou : l’anorexie.
Comment est venu le désir de créer une bande dessinée sur l’anorexie et comment comptez-vous aborder le sujet ?
Noelia Diaz Iglesias : J’ai souffert d’anorexie sévère pendant deux ans et j’ai mis dix ans à en guérir. Malgré cela, c’est une maladie qui reste toujours en arrière-plan, on ne peut pas s’empêcher d’y penser. C’est donc un sujet qui me touche personnellement et c’est une maladie qui souffre de beaucoup de clichés. J’avais envie de les déconstruire en l’abordant du côté mental, car l’aspect psychologique est bien plus important que l’aspect physique, et c’est ce que j’ai envie de faire comprendre. L’anorexie est avant tout un trouble mental. Elle est le plus souvent présentée par le prisme de la nourriture, le fait que l’on ne mange pas, mais ce qui est important, c’est ce qui se passe dans la tête de quelqu’un qui en souffre, et combien elle prend beaucoup de place et empêche de vivre sa vie. Il y a quelques années, je ne parlais pas beaucoup, même jamais, de l’anorexie que je subissais. Mais au fil du temps, j’ai rencontré des personnes qui avaient vécu cela et avec qui je pouvais en parler. Aujourd’hui, j’ai suffisamment de maturité et de recul pour en faire une bande dessinée. Je ne veux pas tenir un discours moralisateur ni explicatif, mais faire entrer le lecteur dans la tête d’une adolescente anorexique et lui faire comprendre ce que la maladie provoque. Le récit ira jusqu’à l’acceptation de la maladie. Je ne parlerai pas de l’étape de la guérison. J’ai choisi de raconter une histoire d’amitié entre deux jeunes filles. Le personnage principal, Lila, est anorexique, mais c’est son amie qui va lui faire comprendre qu’elle est malade. Dans la réalité, c’est toujours un tiers qui vous permet de voir ce que vous ne voyez pas.
Comment se lancer dans un tel travail ? Pour écrire sur un sujet qui vous est si proche et qui est douloureux, l’avez-vous pensé comme une autobiographie ou comme une fiction ?
Noelia Diaz Iglesias : J’ai tout d’abord présenté mon projet au Prix Raymond Leblanc, un concours de bande dessinée belge organisé par la Fondation Raymond Leblanc, auquel les éditions Le Lombard, Casterman et Futuropolis contribuent. Cela m’a permis de me lancer, d’avoir une échéance, et surtout d’avoir des retours sur mon travail, de le repenser et de le corriger. Mes derniers travaux sur ce projet datent donc d’un an avant ma résidence au Chalet où je suis arrivé-e avec une certaine maturation du travail engagé. J’ai tout repris à zéro et j’ai changé l’angle de vue et la technique, mais les personnages restent les mêmes. Au départ, je voulais construire cette histoire comme un isekai où le personnage se retrouve dans un autre monde (l’anorexie), piégé dans sa tête. J’ai finalement réduit cette partie fantastique, j’ai trouvé plus intéressant que ce soit son monde intérieur qui prenne de plus en plus de place au fur et à mesure du récit. Lila a alors des pensées de nourriture de plus en plus envahissantes, son cerveau lui dicte de manger, mais elle ne mange pas.
Travailler sur une histoire qui est la mienne n’est pas trop difficile parce que je suis prêt-e à aborder le sujet et parce que je le fais à travers un personnage fictif qui me permet de me mettre à distance tout en exprimant ses sentiments. Tout ce qui lui arrive est de la fiction. C’est important car je veux que le propos s’adresse à tout le monde et qu’il aille au-delà de ma propre histoire. Quand bien même je voudrais raconter ce qui s’est passé pour moi, je ne le pourrais pas car je ne me souviens plus de la fin de mon adolescence ni du début de ma vie d’adulte. C’est une protection que le cerveau met en place. Je me sers donc des ressentis que j’ai et des expériences de harcèlement scolaire dont j’ai été témoin. J’aborde également la grossophobie et je montre des corps très différents.
Arriver à écrire cette histoire, c’est l’éloigner de moi, prendre conscience que je suis passé-e à autre chose. Elle peut servir à d’autres pour que cette maladie soit mieux comprise, car elle reste taboue et souffre de clichés comme celui de penser qu’il suffit de manger et que tout ira mieux, ou qu’on est victime des diktats de la société prônant un corps mince ou de vouloir être mannequin. L’anorexie est une addiction à la perte de poids, on est toujours dans l’insatisfaction, on n’est jamais heureux et on est dans le contrôle absolu de tout au-delà de la nourriture. Elle est souvent liée à une perte de repères nécessaires pour se construire. Il faut toujours trouver quelque chose que l’on peut contrôler, mais on ne contrôle rien en réalité et on ne peut pas l’accepter non plus.
À quelle étape du travail en êtes-vous aujourd’hui ?
Noelia Diaz Iglesias : Je suis dans la phase d’écriture. Je ne fais pas de scénario, je passe directement au story-board. J’imagine les scènes et je les mets en forme. Je travaille chronologiquement et directement par planche. Ce sera un roman graphique d’environ quatre-vingt pages, pas plus car je ne veux pas faire traîner l’histoire en longueur. Je retravaillerai la pagination ou retirerai des pages si nécessaire lors de la relecture finale. Je n’ai pas d’éditeur donc je cherche encore le style graphique définitif. Néanmoins, je travaille le dessin en traditionnel car je suis plus à l’aise avec cette technique. Je mélange le trait au Rotring, l’aquarelle et l’acryla gouache. J’ai choisi des dominantes de bleu et de rose lorsque Lila est dans le monde imaginaire, et des couleurs douces et lumineuses pour le monde réel. Au fur et à mesure du récit, ce monde imaginaire - la voix représentée sous forme d’étoile qui parle dans la tête de Lila - prend de plus en plus de place donc l’ambiance change avec les couleurs.
Pourquoi avoir postulé à une résidence au Chalet Mauriac, qu’est-ce que cela vous apporte et quelle finalité envisagez-vous pour votre travail grâce à cette résidence ?
Noelia Diaz Iglesias : J’ai découvert les résidences du Chalet Mauriac à travers un post d’un auteur qui en parlait sur Instagram. En Belgique, il n’y a pas beaucoup de résidences auxquelles je peux prétendre avec mon travail de prof, et les résidences du Chalet ont l’avantage d’être accessibles aux auteurs étrangers. Une résidence d’un mois, cela laisse le temps d’arriver, de se poser, de se concentrer sur le travail en cours. Ce temps fait que l’on a moins de pression. Alors j’ai postulé.
L’année passée, j’étais en résidence permanente au Musée de la bande dessinée de Bruxelles. Mis à part cette expérience avec d’autres auteurs, je n’ai jamais travaillé en atelier ou en présence d’autres artistes comme c’est le cas au Chalet. Cela permet de rencontrer des personnes d’âges différents, qui n’ont pas la même expérience, ou des personnes que je ne côtoie pas habituellement. En ce moment, il y a deux cinéastes en résidence avec moi. Ils ont une autre approche de l’écriture que la mienne, ils n’ont pas la même façon de construire le récit. Ils font beaucoup de réunions pour peaufiner le scénario alors que moi, je travaille directement le story-board sans passer par l’étape d’écriture du scénario. En bande dessinée, on est seul ou deux ou trois, et c’est tout. Tu peux faire des changements dans ton histoire sans que cela perturbe toute une équipe. C’est une grande liberté qu’ils n’ont pas, mais trop de liberté, c’est difficile aussi. Avoir un éditeur pour t’accompagner permet de cadrer ton travail.
Mon objectif à la fin de la résidence est d’avoir avancé mon story-board et d’avoir produit des dessins suffisamment aboutis pour constituer un dossier présentable pour les éditeurs à qui j’ai envie de proposer ce projet. Je veux avoir quelque chose de construit à présenter.
