Claire Gaudriot, une badasse en résidence


Claire Gaudriot, lauréate création libre, était en résidence en juin et en septembre 2024 au Chalet Mauriac. Avec "Ta mère, la ménagère, et la cantinière", l'artiste donne une vie dessinée aux mamans badasses.
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Claire, selon toi, quel est l’intérêt principal d’une résidence au Chalet Mauriac ?
Claire Gaudriot : Ce que je voulais vraiment en demandant cette résidence, c’était m’extraire de chez moi et de mon quotidien. J’ai beaucoup de mal à m’autoriser à travailler sur un projet personnel. Je fais toujours passer d’autres choses avant. Je ne me laisse aucun temps pour faire des recherches et tester de nouvelles choses. J’ai donc déposé un dossier au Chalet Mauriac, sans trop y croire, mais j’avais besoin de me confronter à ce genre d’expérience pour avancer dans mon travail. Quand j’ai su que mon dossier avait été retenu, la peur de ne pas être à la hauteur, de tout mettre en stand-by a pris le dessus sur la joie.
C’était ta première résidence ?
Claire Gaudriot : Oui, parce que je ne me l’autorisais pas avant. Maintenant, mes enfants sont grands. Avant, je n’avais pas osé, je ne me sentais pas légitime. Alors que c’est génial de se retrouver à vivre pendant un mois avec des gens que tu ne connais pas. Un jour c’est toi qui rames, le lendemain c’est l’autre, et on échange là-dessus. Les résidences ça sert aussi à se soutenir entre artistes. Même techniquement, si j’ai un problème sur une image, les discussions entre nous, fusent !
Tu penses que les espaces depuis lesquels on écrit chargent l’écriture ou l’illustration de quelque chose de singulier ?
Claire Gaudriot : Oui. J’avais déjà une trame mais elle était floue. Les petites choses que je rajoute viennent des personnes que j’ai rencontrées. Je suis une éponge. On a notre bureau et on peut y réfléchir différemment. Chez moi, dans mon bureau, il y a plein de trucs, ça déborde, ici les bureaux sont vides, ça crée de l’espace pour penser, pour s’étaler, pour se concentrer. Être focalisée sur un seul et même projet, c’est ce qui me manquait. Et puis j’aime bien être un peu bousculée. J’habite en ville, là, on est dans un petit village, faut t’habituer à cette autre manière de vivre au quotidien et c’est agréable. Quand on est chez soi on est constamment distraite par autre chose, là c’est si calme, ça peut être impressionnant au début.
Où en es-tu aujourd’hui de ce projet de livre que vous avez choisi d’intituler avec l’autrice, Aurélie Delahaye, Ta mère, la ménagère, et la cantinière ?
Claire Gaudriot : Là, j’ai fait 16 doubles pages. Je suis en train de tout reprendre dans un format plus petit qui soit plus en adéquation avec le texte d’Aurélie Delahaye. Je veux aussi ponctuer chaque illustration de quelques broderies, donc j’ai encore pas mal de travail. Aurélie a commencé à en parler aux éditeurs, on a des retours constructifs. C’est le moment le plus déstabilisant et le plus dur de l’aventure.
Peux-tu me parler plus en détails de ce projet, d’où cette idée est-elle venue ?
Claire Gaudriot : C’est parti des échanges avec Aurélie Delahaye qui est une autrice adulte. Elle avait le projet d’avoir un bébé et posait des questions sur la maternité à toutes les mamans de son entourage. Ça me renvoyait à tout un tas de souvenirs, notamment ce avec quoi je n’étais pas à l’aise dans la maternité ; les sorties d’école ou les goûters d’anniversaire. Quand on parlait de ça je ressentais une certaine culpabilité, parce que j’avais l’impression de pas avoir été une bonne maman. Toujours la tête à mes dessins. Donc on a parlé de ça, de cette culpabilité. Ça devenait un truc drôle. On a alors voulu travailler ensemble et raconter ça. Dresser le portrait de mamans « imparfaites », celles qui ne collent pas à l’image que la société leur renvoie.
Je voulais dès le départ introduire la broderie dans ce projet pour parler des femmes. Introduire ce fil rouge, symbole d’asservissement. La broderie "pur loisir féminin", c’était plus rassurant pour ces messieurs de voir ces dames penchées sur des broderies que sur des livres. Depuis quelques années, à côté de mon travail d’illustration, je brode ou plutôt j’illustre avec des fils. J’ai eu besoin de revenir à quelque chose de tangible et de lent. Ça parle beaucoup de nos grands-mères, des femmes, de l’espace domestique, de ce qui nous construit, du bon goût et du mauvais goût, qu’est-ce qui le définît ? C’est le travail que j’ai développé quand j’étais aux Beaux-Arts. J’avais mis ça de côté, mais avec le Covid et l’enfermement, tout a ressurgi. J’ai commencé à broder et à reprendre le fil de ces recherches. Dans un second temps, j’ai eu envie d’intégrer ce travail dans un album jeunesse. Aurélie a été très à l’écoute et à force de discussions, on est parties sur la culpabilité d’être maman, de tout bien faire comme il faut, ou sur la liberté d’être maman et de tout bien faire comme on veut. Dans ce livre, il s’agit de mères vues à travers les yeux des enfants. Ils discutent, se chambrent, se moquent d’une d’elles qui brode. Ils la traite de ménagère parce qu’elle brode des torchons, ils ne cherchent pas à comprendre. Puis une maman qui n’est jamais là passe sur le grill. Et les gamins se taquinent. Mais le fond c’est ces mamans absentes, celles qui font ce qu’elles veulent, nos héroïnes. On y va doucement, c’est un livre jeunesse. J’aime les portraits de femmes, j’ai travaillé sur les mamies et là je veux travailler sur les mamans de manière aussi décalée.
Tu parles toujours de femmes qui ont marqué l’histoire intime ou l’histoire plus globale. Quand tu parles d’Ada Lovelace, il y a une dimension universelle, mais quand tu parles des grands-mères ou des mamans, il y a une dimension plus intime mais qui peut aussi avoir un écho universel, non ?
Claire Gaudriot : Je parle de choses qui me sont proches, de ce que je connais et ça, ça résonne auprès du public. J’ai beaucoup travaillé dans des univers très masculin et si je disais des choses un peu plus fort, je n’étais pas prise au sérieux. On a tellement vu et lu sur des mecs que ça ne m’intéresse pas d’en rajouter une couche. Il y a déjà tout ce qu’il faut dans nos bibliothèques. Ce que j’adore avec ces albums, c’est aller dans les classes, parler de ces femmes, faire réagir les garçons. Calamity Jane, on ne connait pas sa vraie histoire, mais on imagine qu’elle a laissé sa fille. Ada Lovelace, quant à elle, préférait faire des maths plutôt que de s’occuper de ses enfants. Ce n’est évidemment par l’essentiel de leur histoire mais je pointe ça pour que les enfants se rendent compte que leur mère fait bien souvent tout à la maison, que c’est déséquilibré, et donc pas normal. J’essaie de pas être trop intrusive, je leur parle de mon enfance. Mon père est mort quand j’étais toute petite, j’ai deux frères et une sœur, filles-garçons on était sur un pied d’égalité, mais quand je sortais de cette sphère familiale pour aller chez des cousins ou chez d’autres personnes, je voyais que ça clochait, que les femmes avaient une place différente, secondaire.
As-tu l’impression de relier ces femmes et leurs histoires entre elles et de leur donner ainsi plus de force ?
Claire Gaudriot : Oui, je pense. L’effet collection est une force, de Christine de Pizan à prochainement Bessie Coleman, avec les grands-mères, les mamans, on survole beaucoup d’époques, mais bien souvent et malheureusement, ces femmes se sont trouvées confrontées aux mêmes problématiques, celles d’être empêchées dans leurs projets par ce que Femmes. Parler d’une en particulier me permet de parler de toutes.
Tu me parlais tout à l’heure des héroïnes de notre quotidien qui nous ont construites ?
Claire Gaudriot : Ma mamie m’a plus construite qu’Ada Lovelace. Mon autre grand-mère, je l’admirais parce qu’elle travaillait et était indépendante. Ma mère qui s’est occupée seule de quatre enfants… ça c’était mon quotidien, mes références. Mais pour en revenir à Ada Lovelace, où d’autres figures féminines, j’aurais aimé avoir pendant mon enfance des modèles autres que Candy, ou que toute autre héroïne romantique, des personnages féminins plus badasses.
Le mot badasse revient souvent quand tu parles des personnes qui t’intéressent ?
Claire Gaudriot : La traduction c’est dure à cuire, j’aime bien les personnes qui vont au bout de leurs idées, qui sont droites. Au bout de leur envie. Les personnes qu’on ne peut pas dévier de leur chemin. C’est aussi dans la manière d’être. C’est autant féminin que masculin badasse, c’est ce qui me plaît. Aller au bout de ce qu’on est.
Dans ce livre il y a une grande broderie centrale, peux-tu m’en parler un peu ?
Claire Gaudriot : Je dessine un grand tigre avec les pattes posées sur une tête de mort, c’est très coloré, très fleuri, ce tigre, c’est moi, c’est nous, victorieuses et fières. Les enfants de l’album se moquent et rabaissent la broderie à quelque chose de purement décoratif. Je voulais avec cette broderie montrer le décalage entre ce qu’on imagine de la broderie et ce qu’elle peut raconter.
Et la présenter pour ce qu’elle est ; poétique et moderne.

(Photo : Anne Collongues)