Traduire pour vivre et pour rêver d’une utopie féministe


Maria Enguix Tercero, traductrice espagnole et lauréate de la résidence de traduction 2025 du Chalet Mauriac, a séjourné au Chalet durant les mois de mars et avril. Elle y a mené un projet de traduction ambitieux : une nouvelle traduction de Les Guérillères de Monique Wittig, une autrice au style singulier et au regard féministe engagé.
Mon lien avec Maria remonte à quelques années, à l’occasion d’une résidence de traduction au Collège International des Traducteurs Littéraires (CITL) à Arles. Depuis, nourrie par nos échanges professionnels, nos affinités intellectuelles et le hasard heureux de nos rencontres, notre amitié n’a cessé de se renforcer. C’est pourquoi la nouvelle de notre sélection commune pour la résidence de traduction du Chalet Mauriac, m’a particulièrement réjouie. Cette résidence partagée m’a offert l’opportunité de mieux découvrir son travail et d’échanger avec elle sur les enjeux de la traduction ainsi que sur la situation éditoriale dans son pays.
Si je ne me trompe pas, tu as commencé à apprendre le français dès l’enfance. Qu’est-ce qui t’a poussée à choisir cette langue en particulier ?
Maria Enguix Tercero : J’ai commencé à apprendre le français à l’âge de quatre ans, au lycée français de Valence. À cette époque, le français était encore considéré comme la langue internationale, et mes parents estimaient qu’il était essentiel que leurs enfants maîtrisent une langue étrangère. C’est ainsi que j’ai été orientée vers le français. Aujourd’hui, je le considère comme ma deuxième langue, même si je maîtrise également très bien l’anglais, le catalan et le grec.
Comment ton parcours académique et tes expériences à l’étranger t’ont-ils conduite vers la traduction littéraire ?
Maria Enguix Tercero : Ma passion pour les langues m’a accompagnée toute ma vie. De 1994 à 1999, j’ai étudié la traduction et l’interprétation à l’université Jaume I en Espagne. Après avoir passé quelques mois en Grèce, grâce à une bourse Erasmus et terminé mes études, j’ai décidé de rester dans ce pays, portée par mon profond attachement au grec moderne. Ce séjour s’est prolongé sur quatre ans. À mon retour en Espagne, mon amour pour la littérature et ma maîtrise des langues étrangères m’ont orientée vers la traduction littéraire. J’ai d’abord collaboré avec une revue cinématographique et plusieurs agences, traduisant des textes en sciences humaines.
Maria a poursuivi un doctorat en grec moderne à l’université de Málaga, en Espagne. Depuis 2005, elle a traduit une centaine d’ouvrages issus de divers domaines littéraires, allant du roman à l’essai, en passant par la poésie, la littérature jeunesse et les études de genre.
L'un de ses premiers engagements culturels a été de faire découvrir la littérature grecque aux éditeurs et aux lecteurs espagnols. Mais malgré sa passion pour cette langue, les circonstances l’ont poussée vers la traduction d’ouvrages anglophones.
Ainsi, Maria est devenue une traductrice professionnelle à plein temps. "En Espagne, rares sont les traductrices qui vivent exclusivement de la traduction. Et lorsqu’il s’agit de ton unique source de revenus, refuser devient difficile", confie-t-elle.
Comment en es-tu venue à traduire des textes portant sur des thématiques engagées ?
Maria Enguix Tercero : J'ai eu la chance de travailler pendant plusieurs années avec deux maisons d'édition indépendantes qui m'ont proposé divers ouvrages traitant des questions coloniales et des études afro-américains. Cela m'a permis non seulement de travailler sur des sujets qui m'intéressaient, mais aussi de me faire connaître davantage dans le réseau littéraire et parmi les éditeurs.
Ne faire que de la traduction littéraire, quels sont les obstacles de cette vie pour toi ?
Maria Enguix Tercero : En Espagne, le plus grand défi pour ceux qui sont exclusivement traducteurs ou traductrices littéraires, réside dans les tarifs, qui dans certains cas n'ont pas changé depuis vingt ans et qui ont même diminué ! Récemment, j'ai reçu une proposition d'une des grandes maisons d'édition en Espagne qui m'a proposé un tarif plus bas que celui que j'avais il y a quinze ans ! Tous les traducteurs littéraires en Espagne sont confrontés à ce problème, et bien évidemment, pour ceux qui n'ont pas d'autre vocation, c'est encore plus compliqué. Ils doivent travailler vite, souvent dans des conditions loin d’être idéales.
Parmi les ouvrages que tu as traduits, lesquels as-tu le plus appréciés ou dont la traduction t'a particulièrement défié ?
Maria Enguix Tercero : Si je devais citer quelques livres parmi mes traductions qui ont profondément changé ma perception du monde, je mentionnerais Normal Life : Administrative Violence, Critical Trans Politics, et The Limits of Law de Dean Spade. Ce livre m’a bouleversée. En le traduisant, j’ai découvert l’ampleur de la violence administrative, culturelle et sociale subie par les personnes trans aux États-Unis. Un autre ouvrage puissant que j’ai eu la chance de traduire est Living a Feminist Life de Sara Ahmed, une figure incontournable du féminisme. J’ai également traduit Terrorist Assemblages : Homonationalism in Queer Times de Jasbir Puar.
Et parmi les œuvres de la littérature française que tu as traduites, lesquelles t'ont le plus marqué ou celles dont le travail de traduction t'a semblé le plus enrichissant ?
Maria Enguix Tercero : J’apprécie énormément les romans de Sophie Divry. Sa maîtrise de tous les registres de la langue française, notamment dans Quand le diable sortit de la salle de bains, m’a profondément touchée. Son écriture est un véritable éventail de styles, allant du registre le plus soutenu aux dialogues les plus simples. C’est impressionnant ! Traduire ses romans a été pour moi un véritable défi, mais aussi une source de grand plaisir. Un autre livre que j’ai traduit pour sa représentation théâtrale est Une saison au Congo du grand poète, dramaturge et activiste politique Martiniquais Aimé Césaire. Il l’a écrit en 1967 et c’est une dénonce de l’assassinat de Patice Lumumba.
La manière dont Maria met à profit sa profonde connaissance des langues dans son travail de traduction est fascinante. Sa maîtrise du grec ancien et moderne, ainsi que sa compréhension fine de l’étymologie et de la richesse de ces deux langues – bien différentes l’une de l’autre – l’ont beaucoup aidée à traduire des textes français et anglais.
Le Chalet Mauriac, avec son environnement calme et inspirant, a offert à Maria les conditions idéales pour mener à bien son projet. Elle y a mène un projet de retraduction de Les Guérillères, un roman de Monique Wittig, connue pour son engagement féministe et son écriture audacieuse.
Qu’est-ce qui a motivé cette nouvelle traduction de Les Guérillères en espagnol ?
Maria Enguix Tercero : Ce roman a été publié en 1969, et en 1971 une traduction espagnole a vu le jour... mais elle n’était pas complète ! À l’époque de la dictature en Espagne, je ne sais pas si cette omission était due à la censure, à l’autocensure ou à un choix éditorial. L’ancienne traduction est un texte mutilé, amputé de nombreux fragments. C’est pourquoi mon éditrice m’a proposé d’en réaliser une nouvelle version. Les Guérillères est un roman épique et poétique, essentiel dans l’histoire du féminisme, qui vise à abolir les catégories de sexe et les marqueurs linguistiques du genre dans le langage. Il a une structure circulaire : il commence par la fin et, à la fin, revient au début. C’est un texte brillant qui esquisse une utopie féministe.
Et je me surprends parfois à penser : cette utopie féministe serait-elle une clé pour sauver le monde ?... Pour conclure, Maria, une question qui m’est essentielle : crois-tu que la littérature détient une force libératrice, voire salvatrice ?
Maria Enguix Tercero : La littérature est capable de transformer les individus, et l’ensemble de ces individus pourrait, à terme, avoir une puissance salvatrice. Elle ouvre les esprits, modifie les mentalités et les vies. Grâce aux livres, nous découvrons d’autres réalités, nous voyageons et explorons de nouveaux mondes. Pourtant, un changement global grâce à la littérature me semble ambitieux.