Nora Martirosyan, rendre visible l’invisible
Lancée sur un nouveau projet de film, L’Accident (titre provisoire), Nora Martirosyan est lauréate de la résidence d'écriture long métrage de fiction 2024, au Chalet Mauriac, et elle est venue y travailler, du 12 au 29 novembre 2024, avec son coauteur, l’écrivain Charles Robinson.
C’est pendant sa résidence à la Villa Médicis à Rome en 2013, pour travailler sur le scénario de son premier long métrage de fiction, Si le vent tombe, que la cinéaste Nora Martirosyan rencontre une autre pensionnaire, la romancière Emmanuelle Salasc (ex-Pagano). Ensemble, elles vont ensuite en reciseler l’écriture. Sorti en salle en 2021, le film a fait partie de très nombreuses sélections officielles dont celles prestigieuses du Festival de Cannes et de l’Acid*.
Dans Si le vent tombe, le titre porte une hypothèse, une sorte de conditionnel, comme si tu avais souhaité laisser une chance à l’histoire de rester dans le champ du possible. Ton prochain long métrage porte lui, pour l’instant, le titre L’Accident. Est-ce à dire que tu viens de passer à la phase suivante : le drame est en marche… ?
N. M. : L’idée de départ de Si le vent tombe en effet était une tentative de traduire par le langage du cinéma, l’état incertain du territoire que je filmais, le Haut-Karabagh. J’y suis allée pour la première fois en 2009 et j’ai été frappée par un paradoxe : ce territoire qui n’existe pas sur le plan international est pourtant une République avec une capitale (Stepanakert), une constitution et un président et, les gens que j’y ai rencontrés vivent dans des villes, des villages qui n’existent pas sur les cartes géographiques.
Le travail d’écriture qu’on a menées avec Emmanuelle Salasc, dont l’œuvre est habitée par les questions de territoires et par la manière dont ils impactent la vie des gens, a été de réarticuler le scénario autour de cet aéroport international qui n’a pas les autorisations nécessaires pour fonctionner. Le « Cessez-le-Feu » conclu avec l’Azerbaïdjan à l’issue de la guerre des années 1990, n’a rien réglé ni pour officialiser l’existence de la République ni celle des habitants. Fin 2020, une nouvelle guerre contre les Azéris a de nouveau rebattu les cartes dans le Haut-Karabagh. Si bien, en effet, que les questions soulevées dans Si le vent tombe ne pouvaient être qu’au conditionnel et il est désormais devenu une sorte d’archive, celle d’un rêve, d’un espoir d'un pays qui, depuis a de nouveau disparu sous le regard « inquiet » de la communauté internationale.
Mon nouveau projet, L'Accident, démarre dans une vallée, non située géographiquement, où le déclenchement d’une guerre est imminent. Deux des personnages – une mère et sa fille – vont fuir la vallée pour rejoindre sur les hauteurs, en haute montagne, une station scientifique internationale, située près d’un très grand lac retenu par un barrage, en espérant y trouver un abri. L'action se déroule dans ses deux espaces, comme deux réalités très différentes : la vallée tourmentée et la station, calme et sécurisante, présentée comme une sorte d'Olympe. Pour autant, afin que les expériences des scientifiques, faites dans l’eau du lac, ne tombent pas dans de mauvaises mains, la solution de détruire le barrage est évoquée, ce qui aura pour conséquence de submerger la vallée… et ses habitants.
Quels que soient les enjeux d’une guerre, il y a une constante : les gens ne comptent pas. Le géographe français, Yves Lacoste, démontre très bien dans La Géographie ça sert, d’abord, à faire la guerre (La Découverte, 1976) que si la géographie est assez mal enseignée encore aujourd’hui c’est parce que cette discipline doit rester « la géographie des États-majors », à savoir un ensemble de connaissances rapportées à l’espace et constituant un savoir stratégique et politique utilisé par les militaires. Détruire un barrage, c’est pour moi une façon de raconter la guerre, sans avoir besoin de montrer les batailles, les combats… Je travaille donc sur ces questions en m’interrogeant sur comment raconter, comment filmer cette dimension géopolitique et économique de la guerre, depuis les enjeux stratégiques liés aux ressources, au cœur de toute guerre.
Tu es diplômée de la Rijksakademie à Amsterdam et de l’école Le Fresnoy - Studio national des arts contemporains, à Tourcoing, où tu as d’ailleurs écrit et réalisé tes deux premiers courts-métrages Courant d’air (2003) et Blind date (2004). Tu en as écrit et réalisé quatre autres ensuite. Pourquoi as-tu souhaité travailler avec des écrivains ?
N. M. : Par affinité avec les thématiques sur lesquels ils réfléchissent et surtout pour leur façon de ciseler le texte comme une matière. En écrivant Si le vent tombe, je me suis rendu compte que plus j'essayais de me rapprocher de l'idée que je me faisais des attentes de l’industrie du cinéma, plus le projet s’éloignait de mes intuitions de départ. Le fait de le « reprendre » avec la romancière Emmanuelle Salasc, m’a permis de réaffirmer mes choix, d’apporter plus de finesse, de positionner mon propos différemment en l’enrichissant. Ensuite, pendant que je faisais le mixage son de Si le vent tombe, j’ai lu Dans les Cités de Charles Robinson (Le Seuil, coll. « Fiction et Cie », 2011) et sa restitution d’un territoire qu’il rattache à une langue, m’a saisie. J’ai pu le rencontrer peu après puisqu’il intervient désormais, tout comme moi, à l’école des Beaux-arts de Bordeaux, lui en écriture, moi en cinéma et audiovisuel. Charles a accepté qu’on tente d’écrire ensemble. Le fait qu’il n’ait pas une grande expérience de l'écriture scénaristique m’intéresse : ça nous permet d’aller chercher d’autres outils. Le chemin est plus long, mais je le trouve plus juste. C’est aussi parce que j’essaie d’être très attentive à ne pas utiliser un langage attendu, tout en cherchant toujours à être très attentive à : “d’où est-ce que je parle”, en corollaire de : “d’où est-ce que je me situe” et, en même temps, il me faut aussi pouvoir poser un autre point de vue.
Pendant la résidence au chalet, avec Charles Robinson, on a repris entièrement le premier traitement qu’on avait écrit ensemble avant d’arriver. Les enjeux politiques, environnementaux, sociétaux et l’espace dans lequel j’ai envie de filmer y étaient déjà bien déterminés mais on voulait réussir à en imprégner le scenario et la narration sans que ce soit artificiel et pour que chaque personnage ait sa propre autonomie à l’intérieur du drame…
Au chalet, on a opté pour un process d’écriture qui nous a convenu : on commençait toujours la journée de travail en faisant un long point sur l’étape en cours : à savoir où on en était et ce qu’on cherchait. Et après, on écrivait chacun de notre côté puis on se renvoyait les textes. Ensuite on relisait tout, et selon les jours, c’est lui qui reprenait ou moi… Cette sorte de ping-pong ouvre beaucoup de discussions sur le projet et permet de tout affiner : ce que font les personnages, comment on les lie aux enjeux plus globaux du film, la manière dont ils œuvrent, selon leur histoire et ce qui réellement les animent. En fait, avoir l’accord ou le désaccord de l’autre sur chaque idée, oblige toujours à chercher plus loin, différemment et ça permet de maintenir une grande vigilance. Et de fait, nous repartons du Chalet avec ce que nous voulions : un nouveau traitement dont le squelette est structurellement posé comme on le souhaitait. Il est donc prêt pour l'écriture de la version une du scénario.
---
*ACID : Association du cinéma indépendant pour sa diffusion.
Si le vent tombe : sélection officielle Premier film du festival de cannes (production France, Arménie, Belgique) : https://www.festival-cannes.com/f/si-le-vent-tombe/
Emmanuelle Salasc (P.O.L) : https://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numauteur=5861
Charles Robinson (Le Seuil) : https://www.seuil.com/ouvrage/dans-les-cites-charles-robinson/9782021040463
(Photo : Centre international de poésie Marseille)