La Porte du voyage sans retour
Premier romancier français à s’être vu décerner le prestigieux International Booker Prize pour son puissant Frère d’âme, le Palois David Diop publie, toujours aux éditions du Seuil, un roman magistral dans lequel il continue d’explorer les méandres mémoriels des relations entre le Sénégal et la France, ses deux pays.
La Porte du voyage sans retour est sélectionné pour l'édition 2022-2023 De livre en livre, le prix des lycéennes, lycéens et apprenti(e)s de Nouvelle-Aquitaine.
Autant récit d’une aventure scientifique qu’histoire d’amour, La Porte du voyage sans retour imagine qu’un des naturalistes les plus importants du XVIIIe siècle, Michel Adanson, aurait laissé un carnet secret, racontant une version plus intime du voyage dont il avait publié le récit officiel en 1751 dans son Histoire naturelle du Sénégal. Ce botaniste avant-gardiste avait compris que l’étude des relations naturelles entre les êtres supposait non seulement la connaissance de toutes leurs parties, mais encore celle de tous les rapports existant entre ces parties. C’est ce regard global, curieux de tout et de tous que David Diop nous donne à comprendre, celui d’un jeune homme qui, parti "à la recherche des plantes, des fleurs, des coquillages et des arbres qu’aucun autre savant européen n’avait décrits jusqu’alors" y rencontra "des hommes".
Au crépuscule d’une vie consacrée à la chimère d’écrire à lui seul une Encyclopédie universelle, Adanson laisse à sa fille, Aglaé, qu’il a longtemps négligée pour ses recherches, une longue lettre dans laquelle il lui transmet une autre vision des noirs. Pour faire le plus sincèrement possible connaissance avec eux, pour mieux comprendre leur flore aussi, Adanson a appris le wolof. Ethnologue avant l’heure, il a investi son corps et sa langue pour comprendre l’altérité dans laquelle il s’est totalement immergé, aidé par Ndiak, le fils d'un dignitaire local, son guide son alter ego. Hommage à la langue paternelle de l’auteur mais aussi à l’oralité africaine, l’exploration de cette langue sénégalaise permet à Adanson de dire : "Elle vaut bien la nôtre. Ils y entassent tous les trésors de leur humanité : leur croyance dans l’hospitalité, leur fraternité, leurs poésies, leur histoire, leur connaissance des plantes, leurs proverbes et leur philosophie du monde. Leur langue est la clef qui m’a permis de comprendre que les Nègres ont cultivé d’autres richesses que celles que nous poursuivons juchés sur nos bateaux".
"Il y a de la tragédie dans ce roman, dans le sort de Maram, lié à sa condition de femme noire, mais aussi dans cet impossible amour, condamné par les théories racistes, tragédie que Diop rend merveilleusement en y attachant le mythe d’Orphée et Eurydice."
Dans une période précoloniale où les Français et les Anglais se disputent une influence sur les côtes africaines, de Saint Louis à l’Île de Gorée – surnommée depuis "l’île aux esclaves" –, le naturaliste s’échappe des tractations politiques et commerciales pour partir à la quête d'une mystérieuse fugitive, promise à l'esclavage, dont il a entendu parler un soir à la cour du roi du Kayor. Sur la terre de la Teranga, Michel Adanson connaîtra un puissant et bref élan amoureux pour cette jeune femme noire, Maram, dont le destin pose la question toujours actuelle du corps féminin, objet du désir des hommes, noirs ou blancs, et de son appropriation indue par un oncle ou par un esclavagiste. Il y a de la tragédie dans ce roman, dans le sort de Maram, lié à sa condition de femme noire, mais aussi dans cet impossible amour, condamné par les théories racistes, tragédie que Diop rend merveilleusement en y attachant le mythe d’Orphée et Eurydice. Les Enfers ici, c’est la maison des esclaves de l’Île de Gorée et cette symbolique porte du voyage sans retour supposée mener au bateau vers les Amériques. C’est aussi la part sombre de notre histoire commune que l’auteur éclaire de sa plume, car, comme il le fait dire à son héros, grâce à l’art "nous arrivons parfois à entrouvrir une porte dérobée donnant sur la part la plus obscure de notre être, aussi noire que le fond d’un cachot. Et, une fois cette porte grande ouverte, les recoins de notre âme sont si bien éclairés par la lumière qu’elle laisse passer, qu’aucun mensonge sur nous-même ne trouve plus la moindre parcelle d’ombre où se réfugier, comme lorsque brille un soleil d’Afrique à son zénith".
Maître de conférences en littérature du XVIIIe siècle à l’université de Pau, Diop est aussi – et cela permet sans doute de saisir son propos romanesque – responsable du groupe de recherche sur les représentations européennes de l’Afrique et des Africains aux XVIIe et XVIIIe siècles. Dans ce roman comme dans les précédents, il use de la littérature comme d’un matériau qui permet d’explorer la complexité des êtres, loin des clichés construits par d’anciens discours racistes, destinés à justifier l’oppression et la recherche du profil à tout prix. Sans manichéisme, il nous décrit Adanson avec toutes ses ambiguïtés, croisant le cœur désabusé, mélancolique du vieil homme sur son lit de mort à celui, candide et intrépide, du jeune homme de 23 ans.
De l’expérience de la jeunesse qui lui tient tant à cœur, le lauréat 2018 du Goncourt des lycéens restitue une part précieuse en laissant les derniers mots à la génération d’après Maram et Michel, à la jeune esclave guadeloupéenne Madeleine, modèle malgré elle du célèbre tableau de Marie Guillemine Benoist, Portrait d’une femme noire.
S’il se défend de tout propos politique, David Diop offre pourtant à notre société divisée une poétique salutaire, faite de la volonté de concilier deux mondes, de mettre des mots baumes sur une histoire violente, de reprendre langue entre frères et sœurs humains. Car on ne peut tourner sereinement une page qu’après l’avoir écrite, ensemble.
La Porte du voyage sans retour, de David Diop
Seuil
Août 2021
256 pages
19 euros
EAN : 9782021487855
Photo : Fondation Jan Michalski © Wiktoria Bosc