"Wes in Town" : songes et souvenirs d’un tournage à Angoulême
Novembre 2018. Angoulême entame une mue singulière : nouveau blason, nouvelles teintes pastel. Bienvenue à Ennui-sur-Blasé, théâtre du tournage du prochain film de Wes Anderson, The French Dispatch, et villégiature, des mois durant, de tout son cortège régie, son, lumière et autre machinerie. Tapis hors-champ, plumes aiguisées et pinceaux imbibés, des dessinateurs locaux ont suivi le spectacle. Leur nom de code : #WesInTown. Leur dessein : artistique, évidemment, qui allait les conduire à la réalisation d’un album éponyme qui paraît aujourd’hui aux éditions Makisapa, alors que le film sort enfin en salle.
"Quand j’ai su que Wes Anderson allait tourner un film ici, dans notre belle Angoulême, la grande fan que je suis était comme une folle !", se souvient Julie Gore. À chaque pause déjeuner, l’illustratrice enfourchait son vélo pour dégotter un nouveau décor, attraper un potin au vol, tomber sur un acteur. Distillant son enthousiasme, elle crée le hashtag #WesInTown et convie une douzaine de ses confrères à la suivre. "Très vite, poursuit-elle, l’idée de documenter ce que l’on pouvait voir ou entendre est devenue une évidence." Or, elle partage à cette époque son atelier du centre-ville avec Jim Jourdane qui, entre autres activités, dirige la maison d’édition angoumoisine Makisapa. L’idée de poser les jalons d’un ouvrage collectif ne tarde pas.
Crise sanitaire oblige, la conception du livre s’est quelque peu distendue – ce qui n’a fait qu’affermir encore le projet. L’opus désormais terminé fait résonner l’engouement sincère des artistes ayant participé à l’aventure et les joyeux branle-bas qui ont émaillé le quotidien des Angoumoisins. Aussi l’album se déploie-t-il comme une carte, tantôt de repères, tantôt de souvenirs, tantôt de création, faisant de chaque chapitre une déambulation réelle ou fantasmée dans la ville et dans l’œuvre du réalisateur.
Recueil d’anecdotes savoureuses – dont il faut ici absolument plaisir de la découverte garder –, spéculations autour du scénario du film, course à la conquête de Wes, immersion en coulisses… l’hybridation tient tant à l’inventivité des auteurs qu’à leurs domaines de prédilection (bande dessinée, animation, illustration, confection de poupées, photographie, etc.). Mais tous se rejoignent sous une triade inestimable qui relie Wes, la ville et l’image, et le livre façonné est un hommage à ces trois entités.
"Lou Bonelli a réalisé avec Christophe Nardi (et son Reflex) un safari photo de Wes sur le Plateau, Wes longeant les remparts, Wes devant le Théâtre… "
Wes in Town est tout d’abord une louange adressée au réalisateur.
En ouverture, le Texan est décrit par Miss Paty comme "un drôle de bonhomme, les cheveux coupés au carré, vêtu d’un costume moutarde et le cou enroulé dans une écharpe brique". Le parangon du personnage de bande dessinée ? "Tout à fait !", répondent Jim Jourdane et Julie Gore d’une seule voix : "Il est assez iconique, doté d’un style très reconnaissable. Impossible de passer à côté !"
Encore faut-il qu’il se montre ! Pour certains, le Graal a été atteint. Louise Laveuve se remémore sa rencontre bienveillante alors qu’elle était figurante. Benjamin Mialet encre quant à lui sa filature éhontée du réalisateur, depuis la terrasse du Chat Noir jusqu’aux toits de l’Hôtel de Ville, pour finalement revenir à la case départ – en passant par la prison. Si Lou Bonelli avoue avoir croisé Wes Anderson "arpenter la ville à pied ou dans sa voiture de golf", c’est après le tournage qu’elle lui a symboliquement emboîté le pas. Après avoir confectionné une petite poupée à son effigie, elle a réalisé avec Christophe Nardi (et son Reflex) un safari photo de Wes sur le Plateau, Wes longeant les remparts, Wes devant le Théâtre…
Wes in Town est aussi une déclaration d’affection pour la ville d’Angoulême.
L’équipe de repérage avait envisagé Nice et Clermont-Ferrand, mais c’est Angoulême qui a décroché la timbale. Ce qui n’a guère étonné Jim Jourdane, même stupéfait que le réalisateur ait "attendu son dixième film pour tourner dans LA ville qui lui correspondait !" Il renchérit : "Depuis le tournage, on ne sait d’ailleurs plus très bien si tel ou tel motif repéré au détour d’une rue date du tournage ou est là depuis des décennies…" Dans son récit, il fait de la préfecture de Charente son actrice principale, dont les plus perspicaces sauront retrouver quelles empreintes elle garde du passage de The French Dispatch (telle inscription sur les murs de la prison, telle publicité rue Montmoreau…).
Pour les y aider, Robin Raffalli propose une carte des lieux de tournage, ou comment Angoulême s’est transformée en Ennui-sur-Blasé – sans rancune aucune pour le toponyme à la grise mine. Sylvain Delcourt recréé l’écosystème du tournage en faisant grouiller des souris à la tâche, et Olivier Balez prouve vignettes à l’appui que tous les films de Wes Anderson auraient pu avoir pour scène le Grand-Angoulême. Un grand bassin pour La Vie aquatique ? Le Nautilis, bien sûr ! Une oasis pour l’idylle enfantine de Moonrise Kingdom ? Le plan d’eau de la Grande Prairie de Saint-Yrieix eût été tout indiqué.
"Parce qu’une autrice de bande dessinée, étaye-t-elle, est en quelque sorte une costumière : il s’agit à chaque fois de donner forme à un personnage, tant le vêtement complète et définit une personnalité. Avec Wes Anderson, on peut créer des icônes !"
Enfin, Wes in Town est une révérence à l’image et aux arts graphiques.
Ce n’est pas un secret, l’esthétique millimétrée de Wes Anderson est rendue possible grâce à toute une famille d’artistes, artisans, créateurs qui s’affaire autour de lui. L’album en fait entendre quelques voix. Giorgia Marras met notamment en lumière le travail de sa compatriote la costumière Milena Canonero, également collaboratrice de Stanley Kubrick et Sofia Coppola. Marquée par les costumes de Barry Lindon et de Marie-Antoinette, elle retrace le parcours "exceptionnel" de celle qu’elle voit comme "une source d’inspiration" pour ses propres activités. "Parce qu’une autrice de bande dessinée, étaye-t-elle, est en quelque sorte une costumière : il s’agit à chaque fois de donner forme à un personnage, tant le vêtement complète et définit une personnalité. Avec lui, on peut créer des icônes !"
Autrement dit : créer de l’unique. Réponse poétique remarquable à la "rêverie nostalgique" qu’est devenue pour lui Angoulême grâce à Wes Anderson, la fresque filmo-biographique conçue par Thibault Balahy s’inspire aussi directement des grandes lignes qui font le style du réalisateur. "J’ai basé la construction de la frise sur le principe de la symétrie, très présent dans ses films", révèle-t-il. Dessinée sur un panneau de 30x120 cm à la plume et au lavis, elle a ensuite été "colorisée avec une gamme proche de l’univers de Wes". Une façon de se tenir près, tout près de celui qui, pour tous, est une référence.
Wes in Town : un tournage à Angoulême
Collectif : Thibault Balahy, Olivier Balez, Lou Bonelli, Sylvain Delcourt, Julie Gore, Jim Jourdane, Louise Laveuve, Giorgia Marras, Benjamin Mialet, Miss Paty, Robin Raffali et Christophe Nardi
Éditions Makisapa
Octobre 2021
128 pages couleur
19 euros
ISBN : 978-2-491074-04-3
À voir aussi : l'exposition itinérante organisée par le Service départemental de la lecture de Charente, inaugurée durant le prochain Festival internationale de la bande dessinée et itinérante dans les médiathèques du département durant deux ans, avec sérigraphies conçues avec l’atelier Les Mains sales.