Inès
L'album Inès de Loïc Dauvillier et Jérôme d'Aviau vient d'être réédité en septembre 2021 par Glénat qui l'avait publié pour la première fois en 2009. Pour cette nouvelle mouture, on découvre non seulement une couverture inédite, mais l'album est aussi augmenté d'un dossier rédigé par Pauline Delage, sociologue au CNRS.
Entre mes mains, je tiens l'album pour la première fois : Inès.
La couverture me plonge dans un décor où l'ombre semble lutter contre la lumière. La couleur noire domine, tandis que l'ocre jaune qui pourrait réchauffer l'ensemble cherche à se faufiler, en vain, sur le corps d'une mère jouant avec son enfant dessinée, elle, dans un noir et blanc intouchable. Un sourire point au coin des lèvres de l'enfant. Enfin je crois. Inès.
Puis j'ouvre l'album. L'ocre jaune de la lumière a disparu et je tombe dans un monde en noir et blanc, où les stries du crayon sec et efficace dessinent l'espace inconnu mais banal d'un immeuble au coin d'une rue, un soir de septembre.
Entrer dans la nouvelle BD de Loïc Dauvillier et Jérôme d'Aviau, c'est comme devenir invisible et entrer chez les gens. S'inviter discrètement dans leur quotidien et sentir leur vie qui vient secouer la vôtre.
Je ne le connais pas, ce jeune couple assis dans leur salon : elle devant son écran d'ordi et lui devant sa télévision. Et ce couple n'a pas l'air de connaître non plus ses voisins d'à côté.
Alors me voilà témoin de cette ignorance réciproque et enchevêtrée où personne ne connaît personne ni ne cherche à connaître quiconque.
De page en page, de planche en planche, ma lecture suit le rythme tantôt fluide d'un jour comme les autres, tantôt percutant comme un gant de boxe qui vous effleure et vous percute, car ce jour cache bien sa cruauté.
En tailleur, sans presque bouger sur mon canapé noir, je tourne les pages de l'album, suivant le quotidien de cette famille inconnue. Le papa, la maman et l'enfant. Les auteurs ont choisi que j'assiste à un court instantané familial, une tranche de vie qui ne durera pas bien longtemps : de jeudi 7 septembre 21h30 à samedi 9 septembre 8h20. Mais c'est assez pour me dévoiler ce que je ne dois pas ignorer.
Derrière les rayures plus ou moins ombrées, denses et même tachées du crayon de Jérôme d'Aviau, derrière les images au silence pesant ponctuées de dialogues laconiques de Loïc Dauvillier, je découvre l'envers du décor.
Derrière les murs de ces voisins, derrière les cloisons fines à l'insonorisation douteuse qui laisse deviner des cris d'enfant mais pas le silence d'une mère, je découvre la réalité et les coulisses d'une vie quotidienne dont la tragédie n'a que trop durer.
"Moi, lectrice, pourquoi est-ce que je me sens si en colère devant cette injustice, mais en même temps si impuissante à transpercer le mur des non-dits ?"
Inès est un album qui m'a fait me faufiler incognito chez les gens. J'ai vu Inès et sa maman qui ont besoin d'aide et je me vois, les regarder sans rien faire.
Moi, lectrice, pourquoi est-ce que je me sens si en colère devant cette injustice, mais en même temps si impuissante à transpercer le mur des non-dits ? Pourquoi est-ce que je me vois si passive à dégommer le joug de la domination et le tabou des violences conjugales, pour que soient enfin délivrées des mères et leurs enfants ?
Lire et ouvrir les yeux dans la pénombre où vivent Inès et sa maman, je viens de le faire grâce aux auteurs de cette BD. Mais si je veux agir pour toutes les Inès et toutes les mamans qui connaissent les mêmes maltraitances, comment je m'y prends ?
La réponse se trouve à la fin de l'album. Puisque le lecteur clôt sa lecture avec six pages rédigées par une sociologue chargée de recherche au CNRS. Grâce à la plume sensibilisatrice et scientifique de Pauline Delage, finalement je deviens lectrice d'un état des lieux à visées informative et pédagogique. L'autrice contextualise, analyse et met en perspective ces problèmes de société que sont le "terrorisme conjugal et intime", les violences sexistes et les féminicides. Ainsi pour aider le lecteur à traverser les cloisons du silence, à dépasser le déni ou apaiser les traumatismes, Pauline Delage ajoute une liste d'associations et leurs contacts ainsi qu'une bibliographie sur le sujet.
Je ne suis pas sortie indemne de l'album Inès.
Impossible à présent de me draper dans les oripeaux du "je ne savais pas", du "qu'est-ce que je peux faire, moi, à mon niveau ?".
J'ai même une première réponse qui me vient, comme une évidence.
Demain, j'irai chez mon libraire et j'achèterai l'album Inès. Scénario de Loïc Dauvillier et dessin de Jérôme d'Aviau, chez Glénat. Ce sera un cadeau que j'offrirai à un de mes proches. Pour une amie, pour un ami, pour mes parents, pour mon frère, pour ma sœur, je ne sais pas encore.
Mais ce sera mon premier pas.
Inès, de Loïc Dauvillier et Jérôme d'Aviau
Conseiller scientifique : Pauline Delage
Éditions Glénat
Septembre 2021
112 pages
17,50 euros
EAN : 9782344048818