Sur les grands chemins de Chaminadour
Les nouveaux Carnets de Chaminadour ont paru en septembre dernier. Ils rassemblent toutes les contributions collectées autour de Geneviève Brisac qui questionnait, l’an dernier à Guéret, l’œuvre de Virginia Woolf.
Tous les ans, depuis seize éditions, se tient à Guéret un pow-wow de la pensée, de la littérature, de l’échange, de l’idée et de la conférence. Sous l’égide de Hugues Bachelot et de l’association des lecteurs de Marcel Jouhandeau et des Amis de Chaminadour s’engramme une rencontre d’auteurs qui explorent une œuvre forte. L’année suivante, comme on dirait à l’université pour rendre hommage à un professeur qui se retire, un mélange paraît. À Guéret, on nomme cela les Carnets de Chaminadour dont le dernier publié associe l’écrivaine Geneviève Brisac à Virginia Woolf.
Mais avant de nous y plonger, parlons donc de Guéret, de Jouhandeau, de Chaminadour.
Guéret est dans la Creuse. Jouhandeau est dans la tombe depuis 1979. Et Chaminadour nous comble, année après année. Tombeau après tombeau.
Marcel Jouhandeau est né à Guéret en 1888 dans une famille commerçante. Son père était boucher. Un projet existe, il ambitionne de faire revivre cette boucherie pour présenter le lieu tel qu’il vivait autrefois, le faire sortir d’un "sommeil insalubre" et y développer des projets culturels1. Auteur prolifique, souvent dans une tonalité autobiographique, Marcel Jouhandeau s’est très tôt engagé dans une foi catholique mystique, s’est installé à Paris où il fut longtemps enseignant, a publié chez Gallimard puis chez Grasset et, pendant la guerre, hélas, s’est égaré sur quelques mauvais sentiers de l’âme. Jouhandeau a beaucoup parlé de Chaminadour, son quartier natal à Guéret. C’est le titre d’un livre, décliné trois fois. Chaminadour I, II, III.
Les Rencontres de Chaminadour sont nées d’une histoire d’amitié entre deux Creusois, Pierre Michon et Hugues Bachelot. Pierre Michon est écrivain. L’un des très grands que le pays compte. Hugues Bachelot est lecteur. Chaque année, comme ils disent, comme ils veulent, "ces journées rendent hommage à un auteur de l’autre siècle dont l’héritage se reconnaît chez un écrivain d’aujourd’hui."
Depuis les premiers pas, un grand nombre de personnalités sont venues à Guéret animer ce flot merveilleux2. Cette année, c’était au tour de Lydie Salvayre de se confronter à l’exercice. Elle avait retenu la grande figure de Georges Bernanos, pourfendeur des crimes franquistes dans Les Grands Cimetières sous la lune, avec lequel elle dialogue dans Pas pleurer, ce merveilleux livre très personnel avec lequel elle a obtenu le prix Goncourt en 2014. Nous attendons avec hâte les prochains carnets... Pour patienter, on peut lire son nouveau livre Rêver debout (Seuil), un autre dialogue avec Cervantès cette fois, pour dire l’ampleur de son Don Quichotte. Et aussi Famille, publié chez l’éditeur gersois Tristram.
En 2020, Geneviève Brisac avait carte blanche pour dresser un contour de Virginia Woolf (1882-1941). Chose faite. Et voici le carnet. Comme toujours, il réunit une pléiade d’écrivains, poètes, traducteurs : Jakuta Alikavazovic, Arno Bertina, Agnès Desarthe, Marie Cosnay, Cécile Wajsbrot, Lucie Taïeb, Jean Guiloineau. Et aussi le metteur en scène David Lescot et l’écrivaine scénariste Florence Seyvos.
Pour ouvrir le bal, Geneviève Brisac rappelle combien Virginia Woolf fut multiple, comment son œuvre se déploie et à quel point on ne finit jamais de découvrir de nouveaux aspects dans les textes de celles qui disait : "Ce que je suis reste à jamais inconnu". Ses livres, nommons-les pour le grand essentiel : Mrs.Dalloway, bien évidemment, Les Vagues, La Promenade au phare, le Journal (vingt-sept tomes souvent fantasques, toujours sincères), La Chambre de Jacob, Orlando. Tous les autres. Ils questionnent le monde, les hommes, les femmes, le rapport des uns avec les autres. Le pouvoir exercé par les uns sur les autres. Ils interrogent la folie, la sagesse, le goût du risque de l’auteure, son courage.
Très vite, viennent quelques pensées, notes et réflexions de Virginia, collectées par Jean Guiloineau dans l’œuvre de Geneviève Brisac. Par exemple : "Observez perpétuellement, observez l’inquiétude, la déconvenue, la venue de l’âge, la bêtise, vos propres abattements, mettez sur le papier cette seconde vie qui inlassablement se déroule derrière la vie officielle, mélangez ce qui fait rire et ce qui fait pleurer. Inventez de nouvelles formes, plus légères, plus durables" (Journal, 3 décembre 1917).
Agnès Desarthe, elle, décortique la façon de Virginia de "faire disjoncter la langue", convaincue que "pour écrire (...) il faut être capable de se recroqueviller en boule pour frapper les gens en pleine figure". Jakuta Alikavazovic, singulière écrivaine, file plus loin encore dans l’œuvre pour y savoir comme l’on écrit "au bord de l’abîme" et comment l’écriture peut sauver de la folie dans le même temps que la folie, à son tour, sait sauver la littérature. Lucie Taïeb, quant à elle, avoue, ce qui fut et ce qui demeure un "bonheur de lecture". Il s’agit d’Orlando et de cette exploration de l’âme masculine et féminine. L’histoire qui prend trois siècles est celle des nombreuses vies d’Orlando, jeune lord comblé d'honneurs, nommé ambassadeur en Turquie, devenu femme avant de rejoindre une tribu de bohémiens et retourner vivre sous les traits d'une femme de lettres dans l'Angleterre victorienne. Peut-être, sous la plume de Virginia, s’agit-il de dire combien nos vies sont étouffées et comment Orlando les libère. Assoiffé de vie et de poésie, à l'instar de Virginia Woolf, Orlando traverse les siècles, accumule les sensations, déploie les multiples facettes qui nous constituent. Lucie Taïeb note qu’à l’occasion de sa première lecture, ce n’est pas la transformation stupéfiante qui l’étonna mais le fait qu’il n’y ait aucune surprise à cela.
En lisant, en écrivant, Lucie Taïeb convoque évidemment d’autres lectures : Cormac McCarthy et Méridien de sang, Shakespeare et Le Marchand de Venise, d’autres textes de Virginia. Page après page, l’écheveau se construit. C’est aussi une marque de fabrique de ces carnets et avant eux de ces rencontres chaminadouresques. Alors, nous songeons au colossal destin de l’intertextualité que célébrait Roland Barthes ("tout texte est un intertexte (...) tout texte est un tissu nouveau de citations révolues.") et que devinait déjà Montaigne dans ses Essais : "Nous ne faisons que nous entregloser."
Après plusieurs tables rondes, voici maintenant Marie Cosnay. L’écrivaine de Bayonne cherche le fil qui lie Virginia à Emily Brontë et à ses Hauts de Hurlevent. Marie Cosnay enquête sur la transparence des personnages, les articulations textuelles, les écrasements de temps, les accélérations, l’absence, le vide, l’amour.
Elle cite une lettre d’Épicure à Hérodote : "Il faut bien admettre que c’est parce que quelque chose venant des objets extérieurs pénètre en nous que nous voyons les formes et que nous pensons".
Nous avouerons.
1On peut retrouver tout le détail de ce projet sur le site des Rencontres de Chaminadour.
2On dégustera mille autres merveilles dans tous les carnets disponibles, dont celui de Pascal Quignard (N°6-2011), de Jean Echenoz (N°5-2010), de Julien Gracq (N°4-2009) ou encore de Pierre Michon cheminant avec Antonin Artaud (N°10-2015).