Loren Capelli : la petite enfance à travers le monde du vivant
Lauréate de la résidence Jeunesse 2021, l’artiste Loren Capelli a été accueillie à l'été 2021 au Chalet Mauriac pour travailler sur son projet Jardin-enfants. En communion avec la nature, celui-ci ouvre l’univers de la petite enfance au monde du vivant. Depuis plus de dix ans, l’autrice s’exprime dans le champ de la littérature jeunesse et ailleurs à travers la peinture mais aussi le collage, la gravure, la sculpture ou la performance. Nous la rencontrons au Chalet pour explorer avec elle son parcours et ses derniers projets qui brouillent la frontière entre littérature pour la jeunesse et art contemporain.
"Rester sur une chaise c’était pénible", nous raconte Loren Capelli qui ne se plaisait que dans les cours de dessin à l’école. C’est tout logiquement qu’elle s’oriente en filière Arts appliqués au lycée et en BTS, le premier à ouvrir en France. Une aubaine pour Loren qui voulait être designer graphique au départ. Mais derrière son écran d’ordinateur la plupart du temps, elle se rend compte que ce n'est peut-être pas "son truc".
Quand sa professeure de croquis lui met Vagues d’Anne Herbauts entre les mains, elle comprend qu'elle a besoin de papier, de matière. Loren entreprend alors un virage dans ses études pour entrer aux Beaux-Arts d'Épinal, où elle se spécialise en imagerie narrative. Pour la jeune artiste, c'est "le début de la grande liberté", qu'elle cherchera toujours à conserver au maximum.
De la rencontre avec Corinne Lovera Vitali naît une collaboration à quatre mains qui va lui permettre d’élargir encore plus ses horizons artistiques. Cette relation lui est "vitale" car l’autrice y découvre son processus créatif. L’artiste recompose ces "blessures de la vie" dans la narration et cette coopération lui a révélé cette possibilité d’intellectualisation. "J’ai besoin de partir de quelque chose, une petite cicatrice, la revivre autrement, lui trouver d’autres mots, lui trouver une tonalité, des couleurs, une matière et ça aboutit des fois à des livres".
Permettre aux enfants d’exprimer leurs émotions les plus délicates
Ainsi pour Loren Capelli, l'enfance n'est pas que nostalgie. Les douleurs de cet âge ont une gravité qui font naître en elle des histoires et qui nourrissent ses dessins et son imaginaire. Pendant les ateliers qu’elle organise, les enfants abordent parfois des sujets graves et le livre est selon elle un bon outil pour leur permettre de mettre des mots sur leurs émotions. Le chat de la couverture de Kid attire souvent leur l’attention. À l’intérieur, les couleurs très intenses se mélangent à des événements dramatiques, des scènes d'enterrement, de maladie, d’hôpital. Si les adultes referment le livre au moment des obsèques, ce n’est pas le cas des petits. "Pour moi ce qui est important, c’est de leur laisser un espace pour qu’ils puissent parler de ce qu’ils vivent et poser des questions. Quand on est parents ou proches de certains enfants, il y a des questions qu’on doit redouter, on a besoin peut-être d’appui. C’est un espace de discussion, on rit, il y a des pleurs, il y a des choses très fortes". Loren évoque d’ailleurs le dessin d'un garçon qui avait dessiné un salon vu du dessus. Deux rectangles représentant deux canapés et un personnage couché sur l'un d'eux. C’était l’illustration de la perte de son papa, victime d'une crise cardiaque. "Et il m’a dit qu’il n’en parlait pas avec sa famille. Je pense qu’il est important de pouvoir leur dire que ce sont des choses dont on peut parler."
Le travail de Loren fonctionne comme un espace de projection, parfois jugé trop mélancolique et peu généreux en raison de la prépondérance du blanc. "Pour moi, c’est là la générosité de la proposition" qui permet que chaque lecture soit différente. "Je sens que j’ai un dessin qui peut des fois être fébrile. Au début il y a une énergie, une vitalité dans le dessin quand je suis dans la recherche. En travaillant petit à petit la narration, il y a quelque chose qui se fige d’un coup parce qu’il y a le sens qui commence à pénétrer l’histoire. Ce qui est important pour moi c’est de refaire les dessins, en essayant de garder le sens et en réinjectant cette vitalité. Du coup c’est assez compliqué parce que ça m’arrive de faire 50 fois les mêmes dessins pour essayer que ce ne soit pas trop déglingue ni trop figé. Ça passe par beaucoup de travail."
Un tapis d'éveil moteur de la créativité
La résidence au Chalet Mauriac a été l’occasion pour Loren Capelli de réaliser son projet Jardin-enfants, elle qui avait l’envie de créer un album pour bébés et un tapis d’éveil. Dans le jardin cohabitent l'humain et le sauvage et cette recherche fait écho aux après-midis de son enfance. "On grattouille, on voit le vivant, ça se développe, ça bouge ou ça ne bouge pas, on creuse. C’est des passerelles vers l’imaginaire et j’avais envie que ce travail soit un hommage à tout ce qui pousse, les bébés comme la nature".
L’invitation à réaliser une exposition au centre Tignous d'art contemporain, à Montreuil en octobre dernier, a chamboulé la chronologie de la résidence. Le projet de tapis d'éveil s’est alors transformé en une installation pour bébés. "Ce qui me plairait, c’est que cette expérience des bébés dans ce terrain de jeu me serve à construire un livre, que ça se passe dans l’autre sens". La tenue du projet dans un lieu d'art contemporain tient à cœur à l’autrice, qui se lasse d’ailleurs de l’étiquette restrictive d'illustratrice jeunesse.
Pour cette installation, Loren Capelli a invité la musicienne Marisol Mottez à collaborer avec elle. "Je suis très sensible à l'infiniment petit qui nous fait voyager dans l'infiniment grand et on se retrouve là-dessus… Bricoler, faire avec ce qui nous entoure […]. Hier on a beaucoup parlé, on est allées dans un jardin, on a discuté du projet. Puis à un moment, on s’est tues. On a improvisé quelque chose autour du jardin avec les matériaux qui nous entouraient. Ça n’a rien à voir avec l’exposition mais chacune notre tour dans le silence on est venues bricoler un truc, faire corps commun, créer un espace qui est le nôtre et qui en même temps peut enrichir ce que va être l’exposition. C’est comme si on avait planté de graines qui vont germer dans le travail. […] On était dans un terrain de jeu proche de ce qu’on peut vivre dans l’enfance, t’as un périmètre, t’as un bâton, une corde qui devient un serpent qui devient autre chose. C’était presque des gestes de l’enfance". Ce qui n’est pas sans faire écho à sa participation au collectif d'artistes qui explore les liens entre hypnose et création, collectif réuni autour de l’artiste chorégraphe Catherine Contour. Ce bricolage hypnotique avec Marisol l’a fait entrer dans une forme de transe. "On peut des fois être dans des transes très douces". Un peu comme les enfants, finalement… L’environnement de la résidence s’infuse dans la conception du projet qui puise dans la temporalité de la nature, le travail des jardiniers sur le paysage, l’évolution du végétal ou la rencontre avec les animaux.
Marisol a également imaginé des sons à intégrer au tapis qui révèlent la dimension sonore de la nature. Les deux artistes réfléchissent à une manière d’investir l’espace qui combine le toucher, l’ouïe, la vue et l’odorat pour fournir un maximum d’expériences sensorielles aux bébés qui déambuleront. Le tapis offrira des chemins tracés, d’autres suggérés par des empruntes ou des recoins. Il ne s’agit pas d’un beau tapis mais d’un tapis juste. "Ce n’est pas la coccinelle, c’est le gendarme ; ce n’est pas la jolie fleur, c’est le pissenlit". La nature n’est pas douce et le choix des matériaux contribue à restituer cette austérité. Il dispose aussi d’une force évocatrice comme le tuyau d’arrosage qui rappelle le serpent. "On peut aussi avoir des sortes de branchages qu’on fixe au mur et tendre des cordes qui évoquent une toile d’araignée. On peut avoir des moments où les cordes sont tendues et que ça fasse du fil. C’est cette espèce de passerelle ténue, de bascule vers l’imaginaire. J’aime bien que les choses aient leur fonction et qu’elles nous amènent un peu plus loin. C’est essayer de voir ce qui nous entoure et comment le présenter pour que ça devienne autre chose". Loren Capelli travaille les strates de sens et se prête à un jeu d’enfant où l’imagination réveille les sens cachés d’un environnement banal. Elle envisage d’être présente tous les jours de l’exposition et, de cette interaction avec les bébés, terreau créateur, devrait germer un futur livre.
Bordelaise depuis 15 ans, elle imagine aujourd’hui un nouveau festival autour du livre et de l’image dans sa ville. Le festival Gribouillis !
(Illustration : Anne-Perrine Couët)