Les valses à mille temps de Jean-Baptiste Maudet
Une nuit, en regardant un documentaire sur la déforestation de l’Amazonie, Jeanne Beaulieu, agente immobilière désœuvrée, aperçoit dans son écran un Indien qui s’avance vers elle et lui parle. "Sa lance m’a transpercée et mon cœur s’est empli de gigantesques forêts", explique-t-elle à son frère qui ne comprend pas qu’elle ait lâché son boulot pour partir au Brésil, à la recherche de cet Indien. Jeanne ne comprend pas très bien non plus mais c’est décidé, elle part. Nous voici donc embarqués avec elle, avec verve et brio, vers sa première destination, São Paulo, qui démarre cette matriochka amazonienne. Tropicale Tristesse est le troisième roman de Jean-Baptiste Maudet. Il vient de paraître aux éditions Le Passage et il a été écrit en partie à Bordeaux pendant sa résidence d’écriture croisée entre le Québec et la Nouvelle-Aquitaine, en avril et mai 2021.
Si Jean-Baptiste Maudet est écrivain c’est aussi parce qu’il est géographe. Il est par ailleurs maître de conférences à l’université de Pau et des Pays de l’Adour même s’il précise qu’il a posé en 2021 quelques années sabbatiques pour pouvoir écrire ce roman, notamment lors de sa résidence d’écriture à Bordeaux. Il explique dans plusieurs interviews1 qu’il en est venu à la fiction romanesque parce que ses recherches en géographie culturelle qui consistent à explorer la relation entre l’homme et l’animal, par le prisme des tauromachies espagnoles et des rodéos américains notamment, lui ont donné envie de saisir la complexité des personnes rencontrées, de fusionner culture populaire et savante, réel et fiction.
C’est ainsi que si son premier roman, Matador Yankee (Le Passage, 2019), nous entraîne entre rodéo et western, à la suite d’Harper "pas tout à fait torero [ni] complètement cowboy", dans une course effrénée entre les États-Unis et le Mexique, jusque dans les bas fonds de Tijuana, pour régler une dette de jeu ; son deuxième roman Des humains sur fond blanc (Le Passage, 2020), nous plonge, lui, en plein hiver arctique, dans le Grand Nord sibérien où, Tatiana, une scientifique moscovite, doit retrouver en Sibérie des rennes contaminés par la radioactivité… Leur point commun : le narrateur se retrouve chaque fois propulsé bien loin de la mission initialement prévue.
Tropicale Tristesse est à la fois proche de ses précédents romans mais aussi très différent puisque Jeanne Beaulieu n’a pas de raison, elle, de se lancer dans ce voyage en Amazonie ; hormis une évidence chevillée qu’elle confie à son frère : elle a "besoin de savoir ce que cet Indien était sur le point de lui dire" ; ajoutant pour elle-même, avec mélancolie : "Est-ce une raison pour partir ? Non. Mais quelles raisons ai-je de rester ? […] Je partais voilà tout, obéissant à la vague impression que j’étais en train de faire n’importe quoi. Mais moi aussi, j’avais envie de comprendre".
Tropicale Tristesse est une matriochka disais-je plus haut. La première qui s’ouvre est celle de "l’Indien", qui nous renvoie d’emblée, pour ceux qui l’ont déjà vue, à une photo de Sebastião Salgado2 où un Amazonien, planté au premier plan, les bras levés, semble nous dire (ou nous chanter ?) en effet quelque chose… Les matriochkas suivantes s’ouvrent sur nombre d’autres, au fur et à mesure des rencontres que Jeanne fait en remontant le Mato Grosso.
"La toile de fond qui accompagne ce roman – une des plus belles matriochkas de l’ensemble –, c’est bien entendu la lecture de Claude Lévi-Strauss qui la berce ou l’interroge selon les pages."
Et sans trop "divulgâcher", il nous faut ouvrir une autre matriochka – celle qui les tient ensemble : à São Paulo, dans une bouquinerie, Jeanne exhume un exemplaire de Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss : celui dont la couverture arbore la photo qu’a prise ce dernier, d’un adolescent de la tribu Yanomami. L’ouvrage est annoté de dessins et d’observations, commentant le contenu et l’amour que vivent Paul et Claudia, alors étudiants en ethnologie à Séville ; lui est français d’origine modeste et elle, est issue d’une très riche famille brésilienne de Manaus. Le dernier message laissé à la fin du livre par Paul à l’attention de Claudia révèle qu’il est à Manaus, désespérément à sa recherche, depuis qu’elle est rentrée brusquement sans le prévenir, avant même d’avoir passé ses examens… C’est cette histoire d’amour-là que Jeanne lira à Big James, un unijambiste américain rescapé du Vietnam, en se balançant dans son hamac, sur le bateau qui l’emmène au cœur de l’Amazonie.
"J’aurais aimé raconter cette histoire à mon père devenu vieux, bercé par la voix de sa fille devenue grande, lui lire tous les Tristes Tropiques inachevés qui auraient fait briller ce que la vie peut encore contenir pour un homme de son âge, la couleur des souvenirs, une histoire d’amour, les mots et les images perdus de Lévi-Strauss", ajoute Jeanne à la fin de son voyage. Car la toile de fond qui accompagne ce roman – une des plus belles matriochkas de l’ensemble –, c’est bien entendu la lecture de Claude Lévi-Strauss qui la berce ou l’interroge selon les pages : "Était-ce donc cela le voyage ? Une exploration des déserts de ma mémoire ?" Pour autant, si, comme Claude Lévi-Strauss elle est désespérée par l’humanité, c’est d’altérité dont il est question ici, d’amour et de sauvetage aussi.
Dans la préface du Vieux qui lisait des romans d’amour de Luis Sepúlveda3, l’écrivaine Véronique Ovaldé consigne que "la lecture est l’antidote à l’ennui, à la vieillesse, à l’effondrement et à la barbarie", ce que ne contesterait sans doute toujours pas, même aujourd’hui, Salman Rushdie. Et si la lecture de Tropicale tristesse a positivement le don de tous les éloigner, la seule tristesse qui demeure au cœur de cet été tropical, est… de l’avoir déjà lu.
Tropicale Tristesse, de Jean-Baptiste Maudet
Le Passage
Août 2022
320 pages
19 euros
ISBN : 978-2-84742-486-7
1 "Je crois que je n’aime la poésie que lorsqu’elle est immergée dans l’écriture romanesque", juillet 2019 https://www.lecteurs.com/article/je-crois-que-je-naime-la-poesie-que-lorsquelle-est-immergee-dans-lecriture-romanesque/2443641
2 "Amazônia : Sebastião Salgado sur les traces des peuples indigènes de la forêt amazonienne", par Jodie Wtulich, mai 2021, Phototrend https://phototrend.fr/2021/05/amazonia-sebastiao-salgado/
3 Luis Sepúlveda, Le Vieux qui lisait des romans d’amour, préface de Véronique Ovaldé, Points, 2020.
(Photo : Centre international de poésie Marseille)