Jean-Baptiste Maudet : imaginaires géographiques et géographie des imaginaires
Jean-Baptiste Maudet, lauréat néo-aquitain de l’édition 2021 de la résidence d’écriture croisée Québec/Nouvelle-Aquitaine, devait poser ses valises à la Maison de la littérature, au cœur du Vieux-Québec, du 2 avril au 28 mai. Au même moment, le lauréat québécois, Mattia Scarpulla, avait prévu de s’installer à la Prévôté, résidence de création d’ALCA dans le centre de Bordeaux. La crise sanitaire ayant compliqué ou interdit le passage des frontières, les deux lauréats sont restés cloués sur place et leur voyage transatlantique s’est transformé en un périple à faible bilan carbone. Pour Mattia Scarpulla, le voyage s’est fait à pied entre son domicile et sa résidence de création québécoise. De son côté, Jean-Baptiste Maudet est arrivé à Bordeaux en train depuis Pau avant de défaire ses bagages à la Prévôté dans le quartier Saint-Michel.
C’est donc un auteur déçu ou un voyageur frustré que je m’attendais à retrouver sur les bancs de la place Saint-Pierre où nous nous étions donné rendez-vous, faute de pouvoir le faire à la terrasse d’un bar ou d’un restaurant, interdits au public jusqu’à nouvel ordre. Mais il est arrivé tout sourire, installé en résidence depuis déjà deux semaines à la Prévôté. Quand je l’ai questionné sur l’annulation du voyage dans la Belle Province, Jean-Baptiste m’a répondu qu’il n’en était plus à ça près. L’enseignant-chercheur en géographie à l’université de Pau et des Pays de l’Adour depuis 2009 était en année sabbatique depuis l’automne. Il avait prévu de nombreux voyages, de l’Espagne au Japon et en Amérique, du Nord au Sud. Ses rêves d’aventure s’étant heurtés au Covid-19, il lui restait l’écriture de son prochain roman et le bonheur d’avoir devant lui, pour la première fois de sa vie, deux mois à se consacrer entièrement à son manuscrit, dût-il le faire dans la ville de son enfance plutôt qu’en Amérique francophone. Comme il le dit lui-même : "J’ai écrit mes deux premiers romans dans un contexte tout autre où je travaillais en même temps à l’université. Le temps d’écriture était arraché joyeusement à d’autres activités, mais jamais au cœur de ma vie. Cette résidence me permet d’aborder le processus d’écriture différemment et d’essayer de découvrir ce que veut dire écrire pour moi. C’est cette raison qui m’a poussé à arrêter de travailler pendant un an afin de me consacrer entièrement à l’écriture de mon troisième roman."
Dans ce troisième roman, Jean-Baptiste Maudet nous entraîne en Amazonie, poursuivant ainsi son travail sur le rapport à l’espace, fil conducteur de son projet d’enseignant-chercheur et d’écrivain. Car ce géographe épris de littérature, qui a fait une préparation littéraire au lycée Camille Jullian et considère la géographie comme "une écriture de la terre", se passionne pour les allers-retours entre réel et imaginaire. Son premier roman est d’ailleurs le fruit des voyages entrepris dans le cadre de son doctorat qui traite des espaces et des territoires de la tauromachie en Europe et en Amérique. Il s’explique : "Le désir d’écrire de la fiction est né d’une forme d’insatisfaction ou plutôt d’une envie de redonner corps à la complexité et aux contradictions des personnes que j’avais rencontrées lors de mes recherches en Californie et sur lesquelles mes écrits scientifiques restaient muets."
Avant de se lancer dans l’écriture, Maudet a donc parcouru le monde et déchiffré les cartes afin de nous entraîner vers l’Ouest américain dans Matador Yankee paru aux éditions Le Passage en 2019. Prix Orange du livre, alors présidé par Jean-Christophe Rufin, ce roman d’aventure à la fois noir et lumineux, d’un humour sauvage, nous raconte l’histoire d’Harper, pas tout à fait torero raté, pas complètement cowboy qui, pour rembourser une dette de jeux, se lance à l’assaut des montagnes de la Sierra Madre en direction d’un pueblo où tout peut arriver. Si, dans ce premier livre, Maudet met les pieds dans un territoire qu’il connaît bien, il en va tout autrement du suivant. Après s’être directement inspiré de son expérience, il s’est mis au défi de situer son second récit dans un lieu dont il ignorait presque tout. La Sibérie sert de décor à Des humains sur fond blanc (Le Passage, 2020) et donne à lire un texte que Dominique Aussenac qualifie, dans Le Matricule des anges, de "roman-shaker" qui mixe tous les genres : "Fable, thriller, fantastique, satire, épopée, ce nouvel opus aux accents surréalistes – on pense à Sur le fleuve Amour de Joseph Delteil – est multivitaminé par des accélérations cinématographiques à la Mad Max et infusée de Soupe aux canards des frères Marx."1 Maudet relève haut la main son pari d’élaborer une fiction dans une contrée fantasmée où tout ne repose plus que sur l’imaginaire.
"À mesure que l’histoire s’écrit, elle soulève de nouvelles questions et appelle d’imprévus dénouements. Cela est bien sûr inhérent au processus de création, mais le temps de la résidence d’écriture, comme le dit Maudet, permet d’appréhender ses propres interrogations avec une plus grande sérénité et de manière singulière."
Sur la place Saint-Pierre, je suis ravi de l’entendre me dévoiler que le projet sur lequel il travaille à la Prévôté relève du même défi. Il s’attaque cette fois à l’Amazonie, une terre qui, selon Joao Alberto, n’existe pas : "Elle est ce que l’on désire qu’elle soit." Et pour l’inventer, l’écrivain néo-aquitain convoque autour de lui des auteurs et des œuvres de tous horizons : Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss, Forêt vierge de Ferrerira de Castro, La Cité perdue de Z de David Grann, Le Murmure des dieux de Michel Bernanos, L'Expédition Orénoque-Amazone d’Alain Gheerbrant, Equinoxiales de Gilles Lapouge, Ecuador d’Henri Michaux et Métaphysiques cannibales d’Eduardo Viveiro de Castro, entre autres. Il s’entoure aussi d’articles divers et autres documents historiques et géographiques. Anecdote amusante, il s’est retrouvé confronté à un problème qu’il n’avait pas du tout anticipé : impossible de trouver sur Internet des textes en anglais qui traitent de l’Amazonie. Pourquoi ? Parce que lorsque vous tapez aujourd’hui "amazon" dans un moteur de recherche, les cinq cent mille premiers résultats renvoient systématiquement au site marchand éponyme !
Les récits de voyage, d’exploration, les romans, les enquêtes constituent le matériau fictionnel et ethnographique qui nourrit l’errance initiatique de Jeanne, le personnage principal de Surplace Amazonie, titre provisoire de son roman dont la sortie est prévue en 2022. On l’aura compris, le temps de la résidence n’en est pas seulement un de production, mais aussi de recherches, de lectures et d’interrogations. C’est d’ailleurs le sujet de notre seconde rencontre, cette fois-ci place Fernand-Lafargue, en fin d’après-midi, alors que le couvre-feu nous presse de rentrer avant dix-neuf heures. Jean-Baptiste est en résidence depuis plus d’un mois et l’inspiration des premières semaines a amené avec elle certains doutes. À mesure que l’histoire s’écrit, elle soulève de nouvelles questions et appelle d’imprévus dénouements. Cela est bien sûr inhérent au processus de création, mais le temps de la résidence d’écriture, comme le dit Maudet, permet d’appréhender ses propres interrogations avec une plus grande sérénité et de manière singulière. De plus, cette résidence a mis à profit les outils numériques pour que les deux auteurs lauréats puissent échanger régulièrement au sujet de leur expérience et de leur pratique, que ce soit lors de rencontres croisées en visioconférence ou par une correspondance épistolaire hebdomadaire : "Nous avons pu, avec Mattia, nous parler de notre rapport à l’écriture, de nos interrogations sur les personnages, de notre rapport aux lieux réels et imaginaires qui traversent nos projets. Souvent, je suis allé du roman au courrier, du courrier au roman, avec des idées voisines qui se sont enrichies de cette correspondance comme s’il y a avait une zone d’écriture intermédiaire permettant ponctuellement d’y tester des trouvailles."
Quelques jours avant la fin de sa résidence, j’ai contacté une dernière fois un Jean-Baptiste Maudet ravi de son expérience à la Prévôté, tant au niveau de son projet de création, de ses échanges avec Mattia Scarpulla que du soutien reçu par les équipes d’ALCA. Je crois qu’il y serait bien resté encore quelques mois, le temps d’aller jusqu’au bout de son roman qui, comme il le résume, "parle d’Amazonie, d’amour, de rédemption et de l’absurdité des voyages dont l’objet se dérobe toujours à ceux qui les entreprennent." Il faudra patienter jusqu’à l’année prochaine avant de lire le troisième roman de Jean-Baptiste Maudet, mais on sait déjà que c’est avec délectation que l’on suivra l’écrivain-géographe dans les confins de la jungle amazonienne. Pour conclure, je lui ai demandé un dernier commentaire. Il m’a répondu par les mots de Julien Gracq, en forme de bouquet final : "Que le roman soit création parasitaire, qu’il naisse et se nourrisse exclusivement du vivant ne change rien à l’autonomie de sa chimie spécifique, ni à son efficacité : les orchidées sont des épiphytes", elles vivent et croissent sur d'autres végétaux sans se nourrir à leurs dépens.
1Dominique Aussenac, "Des humains sur fond blanc de Jean-Baptiste Maudet", Le Matricule des Anges n°209, janvier 2020.