"Ardenza" ou le retour sur une jeunesse de braise
Le dernier film de Daniela de Felice, Ardenza, retrace le parcours d’une jeune fille dans l’Italie des années 90. Il est question d’émancipation, d’engagement politique, de rencontres. C’est une trajectoire incandescente, parsemée de moments d’une intense sensualité, traversée de désirs et d’amours éphémères à une période où Forza Italia s’apprête à conquérir le pouvoir en Italie et où les forces de gauche s’affrontent avec l’extrême droite.
Née à Milan, vous avez grandi et étudié en Italie. Puis vous avez tracé votre parcours de réalisatrice. Ardenza* évoque l’histoire de cette jeune fille qui s’émancipe et vibre dans une Italie en proie à de nombreux tumultes. Quel a été l’élément déclencheur ?
Daniela de Felice : Je nourrissais ce projet de film depuis quelque temps, mais lorsque mes deux filles ont atteint l’âge d’aller en lycée, c’est à ce moment-là que j’ai décidé de faire ce film autour de ce personnage qui fait l’apprentissage de l’engagement politique, du féminisme, qui s’engage dans un mouvement d’émancipation à travers ses idées, sa parole et aussi son corps.
Le point de départ du film se situe à l’hôpital. La femme hospitalisée revient sur sa jeunesse et les événements qui l’ont jalonnée. Il y a un contre-point entre la vie intime de votre personnage et les événements politiques italiens. Quelle est la part autobiographique du film ? Pourquoi ce retour sur vos années de jeunesse ?
D.F. : Le film est en effet largement inspiré de ce qui a été mon parcours. La figure féminine du film incarne une jeunesse en effervescence, un état d’énergie totale, elle est la métaphore d’une jeunesse envolée. Dans la construction du film, j’ai ressenti le besoin de créer un contrepoint car à un moment de sa vie on a le sentiment que le monde que l’on a vécu s’est dérobé. Loin de toute nostalgie ou d’autocélébration du militantisme, j’ai voulu replonger dans cet état-là, reconvoquer cette période pour pouvoir m’en détacher. Le film est une évocation sensible et sensuelle de quelque chose qui n’est plus.
En revenant sur cette jeunesse, j’ai aussi souhaité faire la part des choses car lorsqu’on est jeune, on a des points de vue tranchés, binaires. Avec la maturité, on apprend la complexité du monde, des gens qui nous entourent. En cela, j’ai ressenti le regret d’avoir eu des attitudes trop impérieuses à ce moment de ma vie.
Il y a aussi ce décalage entre la vie sensuelle de ce personnage et la violence du contexte politique…
D.F. : Le politique blesse la vie… L’engagement politique est complexe, mouvant. Pour moi, il met en scène et en péril les corps, quand on manifeste par exemple. C’est d’autant plus vrai lorsqu’on est une jeune fille dans les années 90 en Italie. La figure du film voyage seule à Rome pour manifester, mais elle est renvoyée à cette question très patriarcale : que signifie être une fille militante ?
La société lui signifie qu’elle n’est pas à sa place : ni sur la scène politique, ni à la tribune pour s’exprimer… C’est le corps de la jeune fille dans la militante qui est en jeu. J’ai fait ce film pour que les jeunes filles d’aujourd’hui se questionnent : quelle est la place de leur corps, de leur féminité dans l’acte militant et aussi dans l’acte sensuel et d’amour.
"L’oralité est questionnée, celle alimentaire mais pas seulement : il y a aussi le vertige de la prise de parole, de l’éloquence, du pouvoir que procure cette parole."
Le film s’achève sur une annonce d’un diagnostic funeste. L’absence d’écoute, de dialogue au sein de l’hôpital génère un violent sentiment d’abandon chez cette femme. Quel est le message ?
D.F. : Le film est axé sur la jouissance du militantisme, du corps. L’oralité est questionnée, celle alimentaire mais pas seulement : il y a aussi le vertige de la prise de parole, de l’éloquence, du pouvoir que procure cette parole. En dépit de cela, le constat est qu’il est difficile pour les jeunes d’être écoutés, particulièrement pour les femmes. Ce moment de l’annonce revêt une dimension métaphorique de l’abandon. Enfin, il me fallait abandonner mon personnage, me délester de cette jeunesse…
Le film a une forme très particulière, très personnelle, mêlant des images "voilées", la réalisation de dessins en direct, des images réelles transformées ou créées. Comment avez-vous travaillé les images ?
D.F. : Comme il ne s’agit pas d’un film construit sur une lecture historique ou sociologique, j’ai travaillé essentiellement l’évocation et le ressenti afin de déplacer la question de l’identification. Les procédés plastiques que j’ai employés effacent les détails, éloignent le réel : ainsi le spectateur peut projeter quelque chose de lui-même à un moment de sa jeunesse : les visages, les corps, les sensations…
J’ai cherché à interroger la texture du souvenir, quelque chose d’un peu fiévreux, évanescent… Pour y parvenir, avec Matthieu Chatellier, nous avons effectué de nombreux essais en projetant des images sur un voile, et travaillé sur la netteté et le flou pour créer cette atmosphère. Cette forme permet aussi d’introduire un effet particulier. La caméra est toujours très proche – jamais à plus de 1,5 ou 2 mètres de distance – comme si elle était à l’intérieur d’une lanterne magique avec une vision vers l’extérieur. Un peu comme dans la caverne de Platon…
Justement Matthieu Chatellier a assuré les prises de vue du film. Comment avez-vous travaillé ensemble ?
D.F. : Matthieu est mon compagnon dans la vie et le travail. Je monte tous ses films et lui prend les images de tous mes films. Pour Ardenza, on a travaillé ensemble tous les dispositifs de prise de vue, en particulier les plans des dessins en train de se faire : cela paraît simple à première vue, mais en réalité, c’est très compliqué ! Pour filmer ces scènes, une grosse caméra est placée entre mes mains et mes yeux : je ne vois quasiment pas ce que je dessine ; pour y remédier, on a dû utiliser un système de report.
Au-delà des aspects techniques, la plupart des images en mouvement sont puisées dans nos archives, principalement dans celles de Matthieu qui filme beaucoup des scènes de rue. Ces images sont ensuite travaillées et retravaillées. Par exemple, la scène du jeune homme qui plonge depuis un arbre a été tirée de ses archives. Je l’ai choisie car elle avait une grande valeur métaphorique, comme se jeter à corps perdu…
Vous avez été en résidence au Chalet Mauriac pour l’écriture du film. Comment l’avez-vous vécue ?
D.F. : Elle a été fondamentale pour moi, à plus d’un titre. Lorsque vous vous engagez dans l’écriture d’un film comme celui-ci, une petite voix vous serine : à quoi bon ? Pourquoi ce film ? Tu devrais plutôt faire autre chose… Il faut vous auto-convaincre du bien fondé du projet.
La résidence m’a permis, outre de me détacher du quotidien, de conforter mon projet et même de lui donner sa première existence. Elle m’a donné beaucoup de liberté, d’aller le plus loin possible dans ma création. Dans cette vaste salle du Chalet, sur cette grande table blanche, j’avais l’espace et le temps pour pouvoir dessiner. Le film a été solide dès le début du séjour parce qu’il y avait cet arrimage-là. Il y a eu comme un acte de naissance.
*Ardenza signifie ardeur, chaleur en Italien, et aussi ferveur, intensité, véhémence.
Ardenza de Daniela de Felice
Documentaire / Produit et distribué par Novanima / France / 2022 / 67 min
Soutien au développement et à la production par la Région Nouvelle-Aquitaine et accompagné par ALCA.
Autres soutiens : Bip TV, TV7, Région Normandie et Normandie Images, CNC, Procirep Angoa
Diffusion : Bip TV, TV7
En festival : Visions du réel 2022, compétition internationale moyen et court métrage, première mondiale.
Ardenza a obtenu une mention spéciale au Festival international dei Popoli à Florence et le Grand prix du jury du Festival international Les Escales Documentaires de La Rochelle.