Laureline Mattiussi : "Donner vie à un ensemble de sensations"
Autrice de bande dessinée au talent fou, passant avec élégance du récit picaresque (L’Île au poulailler) à l’évocation sensible (Cocteau, l’enfant terrible), de la couleur (La Lionne) à un noir et blanc sublime (Je viens de m’échapper du ciel), Laureline Mattiussi était cet été en résidence d’écriture au Chalet Mauriac pour son projet, Martha et les oiseaux, un roman graphique fantasque, une aventure poétique comme elle seule sait en écrire et en dessiner. Retour sur cet été1 forcément pas comme les autres.
Quels souvenirs, quelles impressions conserves-tu de ces incendies dramatiques aux premières loges desquels tu t’es retrouvée au mois de juillet ?
Laureline Mattiussi : Un sentiment de sidération évidemment. L’impression d’être projetée dans quelque chose de complètement irréel. Je me souviens comment, un soir, nous sommes partis nous promener dans le parc du Chalet avec les autres résidents, comment nous nous sommes longuement émerveillés de ce que nous avons alors pris pour un impressionnant coucher de soleil. Quand nous avons su le lendemain du départ des feux ce qu’il en était réellement, je nous ai alors revus la veille en train d’essayer bêtement de capturer avec nos appareils photo cette lumière impressionnante, pareil un peu à celle d’une éclipse de Soleil. J’ai repensé à ça et, forcément, je nous ai trouvés grotesques, complètement hors de propos. Cette impression n’a fait que se renforcer les jours suivants. Tout me semblait absurde : être là pour créer alors que la forêt partait en fumée autour de nous, alors que des gens risquaient de perdre leur maison... Ça n’avait plus aucun sens. Le feu c’est tellement énorme, tellement puissant. Il y avait ces odeurs de fumée, ces pluies de cendres, tout était si surréel.
J’ai donc pris assez rapidement la décision de partir. L’équipe du Chalet étant aussi fortement impliquée dans la vie de la commune de Saint-Symphorien, ils avaient bien d’autres chats à fouetter, et c’était facile pour moi de rentrer seule à Bordeaux. C’est donc ainsi, dans ce moment un peu hors du temps, que ma résidence a été abrégée.
Qu’est-ce qui avait motivé ce choix de faire une résidence d’écriture ? Pourquoi à ce moment-là de ton parcours d’autrice et sur ce projet en particulier ?
L.M. : Cela faisait deux ans que je travaillais de façon très intermittente sur ce livre. J’avais souvent été forcée de m’interrompre pour des projets plus courts, intéressants certes, mais moins personnels tout de même. J’avais donc un besoin impérieux de me recentrer. J’en étais également au découpage, qui est toujours dans mon processus de travail un moment nécessitant un temps long pour être mené. J’avais déjà rédigé le scénario, mais je ne me sens pas à l’aise avec cette forme d’écriture. Même si c’est une étape obligée, c’est de mon point de vue toujours quelque chose de boiteux, de très incomplet. Ma forme à moi, c’est vraiment la bande dessinée, c’est-à-dire un mode d’expression, une narration à mi-chemin entre les mots et le dessin. Le but de cette résidence était donc de déconstruire complément ce que j’avais écrit. Découper, ce n’est pas seulement mettre des images sur une histoire. C’est aussi le moment où quelque chose d’imprévisible se doit d’advenir, quelque chose qui va définir le récit et qui, justement, parce que c’est de la bande dessinée, ne peut pas s’exprimer seulement avec du texte.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de te lancer spécifiquement dans cette histoire très personnelle ?
L.M. : En premier lieu, il y avait la nécessité à moitié inconsciente de balayer certaines angoisses assez communes chez les auteurs, qui ne sont pas toujours sûrs d’eux ou de la valeur de leur travail. En effet, après plusieurs livres inspirés plus ou moins directement d’une matière préexistante — qu’elle soit fictionnelle ou biographique — il était important de me faire démonstration que j’étais toujours capable de bâtir un récit ex nihilo. Même si le terme de récit n’est pas le bon, car je n’avais pas présentement des désirs d’histoire. Plutôt des rêves d’atmosphères, quelque chose que j’imaginais assez proche par exemple des films de Sergueï Paradjanov2. C’est assez récurrent dans mon processus de création, d’être au départ avant tout portée par des ambiances, dont émergent lentement le cadre, les personnages et tout le reste. Une histoire, c’est avant tout dans ma pratique un moyen de donner vie à un ensemble de sensations que je souhaite exprimer, figurer. Du coup, et encore plus pour ce livre, il s’agissait de bâtir un agencement acceptable qui permette de recoller toutes mes inspirations en un fil narratif. Ça tient aussi beaucoup du montage à dire vrai. Ce n’est donc pas non plus un hasard si cette histoire-là se déroule dans des studios de cinéma.
"Chacun de mes projets est un prétexte. Un prétexte à chercher ailleurs, à explorer de nouveaux univers, de nouvelles pratiques."
Qu’est-ce que tu veux y raconter d’ailleurs dans ce livre ?
L.M. : L’intrigue se cristallise autour du personnage principal, une célèbre actrice en fin de carrière qui est embauchée pour tourner dans le film d’une jeune réalisatrice d’art et d’essai un peu fauchée. L’objectif n’est clairement pas de traiter de ces femmes un jour révérées par le système et à qui tout le monde — les professionnels, mais aussi le public — tourne le dos leur âge avançant. La problématique est connue, mais je voulais une femme qui s’en moque justement, quelqu’un de libre, et aussi de complètement fantaisiste — elle refuse par exemple d’ôter le casque à cornes porté sur son précédent tournage, de peur que le monde ne s’arrête si elle se décoiffe. Le livre raconte un tournage clandestin, une errance nocturne un peu folle dans les multiples décors de ces studios de cinéma où Martha a toujours vécu et où l’équipe se perd, sans que l’on sache trop à mesure du voyage ce qui relève de la réalité ou de la fiction, y compris l’existence même des personnages...
Depuis Je viens de m’échapper du ciel en 2016, tu as élaboré un noir et blanc très fort. Est-ce que Martha et les oiseaux est aussi un prétexte pour réinventer ton trait ?
L.M. : Chacun de mes projets est un prétexte. Un prétexte à chercher ailleurs, à explorer de nouveaux univers, de nouvelles pratiques. Et chacun de mes projets s’est jusqu’ici rapidement imposé dans son traitement, en couleurs ou en noir et blanc. En principe, j’aurais voulu ce livre-ci en couleurs. Sauf que je n’ai jamais trouvé une façon satisfaisante de traiter par moi-même la mise en couleurs. Ça signifierait donc, comme sur L’Île au poulailler ou La Lionne, de penser une collaboration, mais à ce stade, ça demanderait encore de faire une pause pour étudier la chose. Je sens bien que ce projet s’est inscrit dans ce rythme très saccadé, mais je ne peux plus me permettre de retarder le processus d’écriture, j’ai besoin d’avancer et j’ai donc choisi de le réaliser en noir et blanc afin d’être complètement autonome. Et je trouve ça bien, je trouve ça mieux. En effet, grâce à cette résidence, j’ai réalisé que j’avais voulu mettre trop de choses dans cet album. Je l’avais trop chargé d’attentes, d’intentions, et il en devenait du coup un peu paralysant. Je me devais donc de l’alléger, l’épurer, le ramener à l’essentiel pour qu’il trouve une certaine évidence. Et, dans ce mouvement, acter un noir et blanc que je perfectionne depuis plusieurs années est sûrement une bonne chose. Je sens que, désormais, ce projet peut enfin advenir pour de bon...
1 En raison de la situation exceptionnelle due aux incendies, cet entretien a été mené en septembre 2022.
2 PARADJANOV SERGUEÏ (1924-1990) réalisateur et plasticien russe d’origine arménienne. Son cinéma, fortement censuré à l’époque par l’URSS, est constitué de films très visuels, tournés dans des territoires de minorités ethniques et s’intéressant plus au merveilleux et au symbolique qu’aux histoires en elles-mêmes.
Bibliographie sélective
- Cocteau, l’enfant terrible, Casterman, 2020.
- Je viens de m’échapper du ciel, Casterman, collection Écritures, 2016.
- La Lionne, livre 1 (Pedicabo ego vos et irrumabo) et livre 2 (Odi, amor et excrucior). Scénario de Sol Hess, couleurs d’Isabelle Merlet. Treize Etrange/Glénat, 2012 et 2013.
- L’Île au poulailler, tome 1 et 2. Couleurs d’Isabelle Merlet. Treize Etrange/Glénat, 2009 et 2010. Prix Artemisia 2010, sélection officielle du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême 2010.
- Petites hontes enfantines, La Boîte à Bulles, 2006.