Les oxymores d’Elvire Muñoz… Aigre-doux & clair-obscur
Repéré et sélectionné dans les festivals prestigieux de Rhode Island et Palm Springs en 2020 pour la puissance et l’intensité narrative de son univers, Brûle1, le premier court métrage de la scénariste et réalisatrice Elvire Muñoz, est estampillé "thriller queer" ou "social drama/LGBTQ+". En lisant le synopsis du premier long métrage qu’elle prépare, Du sang sur les mains, on devine que ce ne sera pas non plus un cinéma tendre et sucré. Afin de le proposer à une prochaine production, elle est venue le peaufiner en résidence d’écriture cinéma, au Chalet Mauriac, en décembre dernier.
Si Brûle réussissait à faire entrer dans ses 23 minutes l’évolution des sentiments d’une jeune soudeuse, amoureuse de sa patronne, la découverte de la manipulation dont elle est l’objet et son glissement vers un drame inexorable, Du sang sur les mains, pour lequel 120 minutes sont prévues, prend le temps de ciseler, étape par étape, les différents cœurs du récit que sont l’intrigue, le drame et son dérapage.
Plusieurs meurtres sont commis et Véra, le personnage principal, qui a eu des relations sexuelles avec toutes les victimes, commence à douter d’elle. Puisqu’elle se trouve à l’épicentre de tous ces drames, elle décide alors d’enquêter. Présenté comme ça, on dirait un simple thriller – avec une intrigue très bien ficelée, par ailleurs. Mais sous ces dehors familiers apparents se cachent des dessous plus dissonants.
La grand-mère et la mère d’Elvire Muñoz étaient des passionnées de films noirs, ceux de la télévision pour la première et ceux d’Hollywood pour la seconde. Nourrie de cette culture cinéphile, la réalisatrice a grandi en s’intéressant, elle, au thriller érotique, un genre cinématographique constitué notamment de Blue Velvet de Lynch (1986), Eyes Wide Shut de Kubrick (1999) ou, le plus connu, Basic Instinct de Verhoeven (1992). Short liste non exhaustive à laquelle on peut désormais ajouter les cinéastes de la relève, qui l’enrichissent d’une pincée de perversité, comme El Niño Pez de Lucia Puenzo (2009) ou Mademoiselle de Park Chan Wook (2016).
"En injectant une matière queer dans ces formes éculées, c’est une façon pour moi de ne pas la laisser dans les seules mains de ceux qui la caricaturent depuis toujours."
Ce qui déplaisait toutefois à Elvire Muñoz, c’est que ces thrillers érotiques présentaient les femmes – et c’est toujours le cas aujourd'hui – comme forcément fatales, toxiques ou victimes. Si ce genre a forgé en partie sa culture, ses goûts et ses envies – notamment après son coming out quand elle était adolescente – lui ont fait rechercher d’autres formes et d’autres écritures dans ce cinéma-là, qui présenteraient une rupture avec ces récits typiquement hétéro-patriarco-normés. Aujourd’hui, c’est cette quête, d’une certaine manière non complètement assouvie, qui l’amène à élaborer elle-même un cinéma à la fois radical et ambigu sur le désir entre les êtres. "Très vite, j’ai eu besoin de renverser ces valeurs-là, explique la réalisatrice. En injectant une matière queer dans ces formes éculées, c’est une façon pour moi de ne pas la laisser dans les seules mains de ceux qui la caricaturent depuis toujours. Mais en arrière-plan, ce que je souhaite le plus, c’est surtout de faire les thrillers érotiques que j’aurais aimé voir quand j’étais jeune…"
Pour y parvenir, Elvire Muñoz a d’abord suivi un master Cinéma et Audiovisuel en 2014 à l’université de Nanterre, qu’elle a complété par un master Scénario à l’Insas, à Bruxelles, en 2017. "La Belgique était alors, ajoute-t-elle, l’un des seuls pays francophones dont les formations de cinéma et de théâtre étaient conjointes. Ce qui m’intéressait, c’était de pouvoir relier les deux par la dramaturgie, parce que j’ai eu pendant longtemps une grande passion pour le théâtre. Et finalement, c’est là que s’est forgée ma certitude de vouloir faire du cinéma même si, au départ, je ne m’envisageais que comme scénariste."
En rencontrant ses premiers producteurs, Sébastien Haguenauer et Guillaume Dreyfus de 10:15 ! Productions, pour leur présenter un projet, Elvire Muñoz se rend compte que son travail est si personnel qu’elle doit le réaliser elle-même. "Leur retour m’a obligé à me repositionner, enchaîne-t-elle. Six mois plus tard, j’avais repris le scénario de Brûle que j’avais commencé à écrire à l’école et je leur ai envoyé. Je suis alors passée derrière la caméra et je ne le regrette pas. J’étais inquiète parce que je suis assez obsessionnelle, si bien que j’ai un rapport à l’écriture très pointilleux. Mais, contre toute attente, une fois sur le tournage, j’ai senti que je pouvais enfin lâcher, travailler à l’inspiration en ne pensant qu’au plan qu’on était en train de faire, en observant les émotions qui circulaient."
"J’aime triturer la matière qui se situe dans des zones troubles, celle qui est tapie au cœur des désirs et qui est souvent emmêlée entre manipulations, rapports de pouvoir, psychoses, quêtes érotico-morbides…"
En lisant le scénario de Du sang sur les mains et en écoutant Elvire Muñoz, on ne peut s’empêcher de penser au Fritz Lang noir qui ne jugeait pas son M le maudit (1931) ou à Jane Campion, dans In the Cut (2003), qui désoriente le spectateur en l’immergeant dans un érotisme puissant et une ambiguïté venimeuse. "J’aime triturer la matière, conclue-t-elle, qui se situe dans des zones troubles, celle qui est tapie au cœur des désirs et qui est souvent emmêlée entre manipulations, rapports de pouvoir, psychoses, quêtes érotico-morbides… Les personnages qui me stimulent, s’ils ne sont pas forcément des antihéros, font qu’en les regardant, on a envie de les suivre et de vivre une double identité ou de simplement se réjouir d’être différent… Un peu comme on trouverait une famille symbolique. Et ça, finalement, c’est quand même assez universel."
1 10:15 ! Productions, 2019, 23 min
(Photo : Centre international de poésie Marseille)