Un non-lieu peuplé de fantômes
Sans étiquette, oscillant entre fiction, documentaire et fantastique, le film de Theo Montoya utilise tous les codes pour nous entraîner dans la Colombie des guérillas et exactions militaires. Le jeune réalisateur colombien sort marqué par sa résidence, qui lui a permis de préciser son projet de long métrage, Le Retour éternel, et d'explorer les possibilités de son histoire. Le Chalet Mauriac, situé à l’orée de forêts landaises touffues, fut pour lui une invitation à la retraite méditative. L'artiste nous parle de ce lieu, de son film, du cinéma et de la relation consubstantielle entre ennui et création.
Comment vous sentez-vous à quelques jours de votre départ ?
Theo Montoya : Je me sens déjà très nostalgique de cet endroit. C’est surtout un lieu qui m’a aidé à parfaire un projet loin d’être achevé à mon arrivée. J’ai pu dérouler une pelote, loin des distractions et du numérique. Un développement qui s’apparente à un état amoureux intense. On se soumet à un projet, qui vous accompagne plusieurs années, comme on se livre à l’amour, de façon presque incontrôlée.
De l’importance d’être dans une résidence au milieu de nulle part ?
T.M. : Je voulais être dans une forêt, dans ce non-lieu inoubliable. Ici, j’ai pu m’arrêter complétement pour me consacrer à l’écriture de mon deuxième long métrage. Ce lieu m’a construit et a construit le projet. C’est une résidence exempte de personnes, qui permet de se retrouver avec soi-même. Je n’avais d’autre choix que de travailler. Je dois ajouter que je me souviendrai avec délectation de mes tours à vélo effectués sur des routes parfaitement dépeuplées…
Avez-vous ressenti un besoin de pause spirituelle ?
T.M. : Après le premier long métrage (remarqué), j’ai parcouru les festivals, dont celui de la Mostra de Venise. Il y a eu beaucoup de tumulte, de bruit. Le Chalet m'a donné la possibilité de me concentrer sur mon nouveau projet. Ici, on est dans la forêt, au milieu de rien, c’est parfait. J’ai effectivement vécu cette séquence comme une pause spirituelle, qui demandait clairement à accepter l’ennui comme une aubaine pour un citadin comme moi. Ici, j’ai pu utiliser le temps dans son entièreté. J’ai beaucoup travaillé la nuit, regardé des films, me suis assis devant l’ordinateur longtemps et souvent. J’ai désiré cette atmosphère, cette solitude tout à fait nécessaire, selon moi, au processus créatif. J’en avais soupé de la sollicitation urbaine, j’ai accepté cette résidence comme un cadeau. Au Chalet, les phases d’ennui ont été utiles au processus de création.
Comment ce lieu a-t-il modifié votre projet Le Retour éternel ?
T.M. : J’avoue que je suis encore surpris par la tournure qu’a pris mon projet initial après mon installation au Chalet. J’ai découvert ici tous les potentiels de l’idée embryonnaire et je dois à la résidence cette évolution. Initialement je voulais traiter la question des falses positivos1 de façon superficielle, anecdotique. Leur importance m’est apparue ici. On l’évoque en Colombie de façon très légère, sporadique. On ne touche pas à l’armée comme ça. On parle beaucoup des victimes, mais là, je voulais être avec les assassins et avoir leur point de vue pour tenter de comprendre.
A quoi ressemble votre projet à présent ?
T.M. : Ce lieu m’a donné l’occasion de conceptualiser l’univers de mon film, qui explorera tous les codes cinématographiques à ma disposition. Ainsi, c’est une fiction qui utilisera les artifices d’un documentaire. Par exemple, je vais m’appuyer sur un acteur non-professionnel pour mon personnage principal. Dans ce film, on parle de la confession d’un soldat qui a tué. Je ne voulais pas trahir la réalité de cette histoire : un soldat a tué des civils et pour masquer ses crimes, il fit passer les civils pour des guérilleros… L’armée a fabriqué cette fiction, devenue histoire colombienne, pour raconter sa victoire sur les FARC. Le pays y a cru.
Le film explore cette dimension fictionnelle fabriquée de toutes pièces. Le soldat qui se confesse finira par se perdre dans une dimension parallèle et fictionnelle… Il entendra la voix de personnes qu’il a assassinées. Les thèmes abordés ne sont pas intellectuels, ils sont universels.
Quel rapport entretenez-vous avec le cinéma de genre ?
T.M. : Je déteste l’idée d’être enfermé dans un genre cinématographique : documentaire ou fiction. Je suis certain que la créativité doit pouvoir se nourrir de tous ces genres, à l’instar de mon premier film, sorti en 2022, plus personnel et qui parlait de sexualité, de cinéma, de ma vie. J’avais envisagé ce premier film comme un corps en mutation, un film qui devient queer. Il mélangeait déjà beaucoup de formats et de genres.
Quel cinéphile étiez-vous ?
T.M. : Je n’ai pas fréquenté d’école de cinéma. Je me suis nourri de cinéma très tôt et me suis largement inspiré de réalisateurs tels que Jim Jarmusch ou John Waters. Je les ai imités et copiés pour mes premiers courts métrages qui m’ont permis d’être repérés en Italie, d’être sélectionné à Cannes et soutenu par la Région pour mon premier long métrage. Je dois dire qu’il y a une connexion forte avec la France, dont j’ai profondément aimé la Nouvelle Vague. J’aime beaucoup Jacques Demy ou encore Leos Carax, en particulier Holy Motors. Je suis d’une génération qui a découvert le cinéma mondial à travers Internet.
Quelle est l’importance du temps long dans la création ?
T.M. : Pour le cinéma, il enseigne la patience. C’est très important pour les arts en général. Un temps qu’il faut mettre à profit pour suivre son idée première, ne pas se laisser dérouter et être avec les bonnes personnes. Au Chalet, j’ai apprécié ne pas être contaminé par d’autres gens et j’ai aimé le fait de pouvoir rester fidèle à mon projet. J’ajoute que la première censure d’un film vient souvent de tes amis. Il faut pouvoir explorer toutes les possibilités d’un film, d’un projet. Je comprends bien mieux mon film désormais.
Quel lien tenu peut-on établir entre la Colombie et Saint-Symphorien ?
T.M. : Je n’ai pas ressenti que c’était un problème de transposer ce projet colombien ici, dans la mesure où je sens ce lieu comme un non-lieu ! Je sais que je suis en France, chez un auteur éminemment français mais je pourrais tout aussi bien être en Chine ou en Colombie. C’est avant tout un endroit inspirant. Il me faut ici également évoquer l’architecture de cette maison bourgeoise. Si tu as une fatigue existentielle, l’endroit est parfait. Il y a cette lumière et la forêt alentours, dans laquelle tes pensées peuvent vagabonder. Ce n’est pas fermé, ni enfermant. Cette maison est un personnage vivant. Elle est parcourue par de nombreux bruits. J’ai beaucoup pensé à Oscar Wilde car le Chalet a une dimension fantastique certaine, il est un non-lieu rempli de fantômes.
1 : "Les Faux positifs" font référence à des crimes perpétrés par l'armée nationale colombienne, qui faisait passer les victimes des ses exécutions pour des guerilleros. Plus de 6 400 civils auraient été tués.