Les narrations fragmentées de Sammy Sapin
Sammy Sapin est l’auteur de cinq livres dans des genres différents, qui ont pour point commun un goût prononcé pour l’écriture fragmentaire. Depuis quatre ans déjà, il travaille sur un projet un peu titanesque dont, pour l’instant, il ne voit pas la fin… Le livre dont vous êtes quelqu’un est le titre de ce récit qui reprend le principe dans anciens livres-jeux connus sous le nom de "livres dont vous êtes le héros ". Lauréat 2023 de la résidence roman du Chalet Mauriac, il vient de passer quelques semaines à Saint-Symphorien en immersion totale dans ce chantier d’écriture à la construction savamment orchestrée.
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La dimension du jeu, dans l’écriture, est-elle essentielle pour vous, comme elle a pu l’être chez les surréalistes, par exemple ?
Sammy Sapin : J’aime bien jouer avec les attentes du genre littéraire. En revanche, je suis assez peu touché, en tant que lecteur, par les expérimentations sur le langage, que ce soient celles des surréalistes – même si le surréalisme m’a beaucoup apporté par ailleurs sur le plan littéraire – ou les expériences formelles de l’Oulipo, notamment de Pérec et de Queneau, qui sont des auteurs très importants pour moi, mais jamais à l’endroit où ils embrassent la forme du jeu. L’expérimentation littéraire m’intéresse lorsqu’elle implique le lecteur et pose des enjeux de choix. Les mécaniques de base du jeu – au sens de procédé ludique, comme dans les jeux de société – et du récit interactif, ouvrent des pistes et posent beaucoup de questions intéressantes.
Justement, pour votre projet en cours, Le livre dont vous êtes quelqu’un, vous vous êtes inspiré du principe des "livres dont vous êtes le héros". Pourquoi avoir choisi cette forme ? Qu’est-ce que ce principe de livre-jeu interactif vous offre comme possibilités ?
S.S : Il y en a tellement que c’est un peu engloutissant… À chaque choix proposé, à chaque embranchement, il y a une arborescence qui s’ouvre. La question ensuite est de savoir comment faire pour rassembler, pour que cela puisse converger à un moment et que le livre se termine, sans que cela paraisse contraint, en maintenant l’illusion de liberté ou de choix réels et authentiques. Comment articuler cette tension entre la nécessité, par moments, d’ouvrir, pour que le choix soit de temps en temps effectif, et celle de refermer pour qu’une structure existe. Car il s’agit d’un livre, et c’est important pour moi de le penser comme un objet matériel et non virtuel.
Cette forme permet la confrontation entre le contrôle de l’auteur sur la narration et celui du lecteur qui va là où il a envie d’aller, dans une tension qui se construit contre ou en coopération. Par ce dispositif, j’ai aussi envie d’offrir au lecteur plein de petites expériences existentielles.
Après, est-ce que le fait de naviguer dans sa lecture permet de s’identifier aussi fortement qu’avec un personnage classique ? Je n’en suis pas sûr. Mais j’aimerais arriver à créer une sorte d’expérience mêlée de plusieurs existences qui auront été traversées par le lecteur et qui vont former quelque chose de composite et de singulier. Je ne sais pas si je vais y arriver, mais en tout cas, je prends beaucoup de plaisir à l’imaginer et à l’écrire.
Comment parvenez-vous à associer l’aspect fragmentaire du texte au récit romanesque pour créer une continuité ? Savez-vous où vous allez ?
S.S : Il y aura une fin, à un endroit, mais qu’il ne sera pas forcément nécessaire de trouver. J’ai l’intention d’épuiser le lecteur, comme dans les livres-jeux. À un moment donné, tu reposes le livre sans nécessairement être allé jusqu’au bout. Tu n’as pas forcément exploré tous les possibles, mais tu as vécu l’expérience d’aller dans plusieurs directions et de sentir que tu pouvais avoir un rapport avec le livre qui est différent de celui que tu as habituellement.
Au-delà de la forme et de la composition, de quoi va-t-il parler, ce livre ?
S.S : Il parlera de la façon dont les histoires et les formes narratives guident nos façons de comprendre la vie, du rapport entre la narration et les types d’existence. Comment on crée, que ce soit dans la vie ou dans la littérature, des versions de nous possibles à partir de nos projections du réel. Quand on lit un livre, on se construit un soi de lecteur, qu’on identifie à un personnage, et on est toujours en train de se dire "qu’est-ce qu’il va se passer après ?", d’imaginer les différentes voies de l’intrigue et de réajuster. Dans la vie, on fait la même chose, selon les événements. Parfois, cela se passe de manière très mesurée, progressive, ou bien nous vivons des traumatismes, par exemple, qui viennent changer radicalement la façon qu’on a de se voir et de se raconter. Après un choc, parfois, on n’arrive plus à se dire, on n’a plus de repères, on ne trouve plus de narration qui nous convienne. Ou si on en a une, elle est tellement dure ou violente qu’elle nous fait du mal. Dans la thérapie, l’un des enjeux est souvent de retrouver une narration pour soi qui soit bienveillante ou un peu plus neutre. C’est ce lien entre histoire et représentation de soi qui m’intéresse, cette conjonction entre l’existence et la narration.
Vous avez écrit dans des genres littéraires variés (poésie, nouvelle, microfiction…) et votre projet actuel explore encore une nouvelle forme. Pourquoi cette diversité, qu’est-ce qu’elle révèle de votre rapport à l’écriture et au langage ?
S.S : Elle révèle une sensibilité particulière, notamment aux structures narratives, en particulier la fragmentation et la façon dont différents éléments peuvent s’insérer dans des ensembles. Comment on peut construire des constellations ou des toiles, qui ont leur autonomie, mais qui arrivent à s’assembler entre elles sur différents plans. Soit selon des articulations linéaires classiques et séquentielles, soit selon d’autres plans plus diagonaux ou verticaux. Dans le troisième livre que j’ai publié, par exemple, C’est meilleur que n’importe quoi1, un recueil de microfictions, de pensées et de maximes de formes très courtes et qui apparaissent sous forme de listes, je voulais signifier qu’il pouvait y avoir une séquentialité dans cet ensemble, des histoires qui reviennent à travers cette forme très éclatée.
EXTRAIT
J'essaie de tuer personne
Je dis :
Mais
vous n'êtes pas enceinte
madame Pernigaud
vous n'êtes pas enceinte
à votre âge
à quatre-vingt huit ans
comment voulez-vous ?
Elle - yeux flamboyants, ennemis - pupilles
serrées de fureur :
Puisque je vous dis
que
je suis enceinte.
Je demande :
Enfin de qui
madame Pernigaud
de qui
seriez-vous enceinte ?
Elle - voix soudain enjôleuse - prenant dans la sienne
ma main :
Mais de toi mon amour
de toi.
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Peut-on dire que l’absurde, l’humour et le fantastique sont des registres qui caractérisent votre écriture ?
S.S : Oui. Je pense que c’est une question de sensibilité à la question qui traverse un peu tous les genres littéraires, qui est celle du réalisme et du non-réalisme. Il y a deux options face au réel : soit on le prend au sérieux, soit on ne le prend pas au sérieux. L’humour est une façon de désamorcer le réel, ou du moins son approche réaliste. Le fantastique est une manière de le mettre en doute et l’absurde, d’aller le retourner et de montrer son envers. J’essaie de saisir derrière l’apparence du réel ce qui ne marche pas et qui me paraît être le plus intéressant, y compris pour parler d’expérience, de vécu et d’émotion. Cela est particulièrement vrai dans mon dernier recueil de poésie, J’essaie de tuer personne2, qui s’inspire largement de mon expérience professionnelle d’infirmier. Je n’avais pas envie d’être dans le témoignage. Je voulais trouver un autre angle tout en essayant d’être dans un texte qui retranscrit les émotions, qui donne une expérience de ce qu’il peut se passer quand on débute en tant qu’infirmier ou de ce qu’il advient en général à l’hôpital par rapport au soin, à la maladie, etc. Il y a beaucoup d’éléments qui peuvent être considérés de façon réaliste et sérieuse, mais selon moi, ce n’est pas la meilleure approche, y compris pour traiter de l’impact affectif. Il faut qu’il y ait un décalage pour pouvoir dire quelque chose de la vie émotionnelle et de l’expérience que chacun peut ressentir.
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