Au cœur de la bande dessinée émergente
Au sens littéral, l’idée d’émergence affiche une tonalité positive : émerge ce qui s’élève, apparaît, se distingue, passe de l’obscurité à la lumière. Dans le domaine artistique, elle s’évalue plutôt à l’aune du pas de côté, de la position marginale face aux courants établis ou encore de la nouveauté. Les autrices et auteurs néo-aquitains de bande dessinée désireux d’être publiés peuvent bénéficier d’un soutien aux formes multiples, allant du simple conseil à l’aide matérielle et financière. Tour d’horizon à travers les parcours et témoignages d’une dizaine d’interlocuteurs, situés en divers endroits de la chaîne.
Côté auteurs : saisir les opportunités
Eléa Forest et Eugénie Ygouf, qui ont toutes les deux fréquenté les bancs de l’EESI (École européenne supérieure de l’image, ndlr), ont obtenu les premier et troisième prix de l’édition 2023 du concours national de BD Les Crous1 et verront leurs planches exposées lors du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Les concours, elles sont tombées dedans au collège et ont enchaîné les participations jusqu’à la fin du lycée, souvent couronnées de succès. "Pour mon premier concours, se souvient Eugénie Ygouf, j’avais passé tout l’été après ma 6e à travailler sur deux planches d’une histoire de fille-chat voyageant dans un autre monde magique. Mon premier prix m’a permis de passer la pré-sélection du Concours de la BD scolaire d’Angoulême, où j’ai gagné un petit fauve d’or." Le premier d’une longue série, obtenue grâce à des dessins faits d’encres irisées, hommage à la beauté du vivant.
Pour Eléa Forest, les concours sont une occasion d’approfondir son travail. En répondant à la thématique du concours de BD Les Crous, "Métamorphose", Eléa Forest a nourri des recherches qu’elle mène depuis plusieurs années sur les artistes Claude Cahun et Marcel Moore. Les six planches de son histoire intitulée Un(s), exploration tout azur et chair de l’identité, jouent sur l’esthétique du masque et du dévoilement. "Des concours comme Bulles de mémoire, le Concours de la BD scolaire ou Jeunes Talents d’Angoulême offrent un espace de création stimulant, explique-t-elle, car il s’agit de faire siennes différentes contraintes et expérimenter." La jeune femme, pour laquelle "les concours sont avant tout un challenge pour soi" est aussi consciente de leur valeur de tremplin.
L’un des prolongements idéals permettant de creuser un sillon artistique est la résidence. En fin d’année dernière, Camille Ulrich a observé le travail du collectif bordelais La Tierce tout au long de dix semaines de résidence de création dans différents centres et institutions (parmi lesquels la Manufacture CDCN Nouvelle-Aquitaine de Bordeaux) dans la préparation de Construire un feu, pièce chorégraphique qui place, selon les termes de Camille Ulrich, "le lieu même du théâtre au centre de l’attention et l’imagine comme un protagoniste capable de sensations et de mémoire." Tandis qu’elle envisageait un travail d’enquête et d’observation, "très vite, explique-t-elle, le groupe m’a invitée à participer aux discussions et à quitter la périphérie du plateau : ainsi, physiquement, dans l’espace de création, j’ai compris que je faisais partie du tout. (…) Un travail collectif nouveau pour moi qui m’a fait questionner la solitude traditionnelle des dessinateurices. En participant à la réflexion collective, je me suis moi-même imprégnée des principes d’écriture de la pièce."
L'équipe de Construire un feu répétant un morceau aux ocarinas, dessin de Camille Ulrich, ICI CCN de Montpellier, janvier 2022.
Pour beaucoup, la poursuite des activités artistiques est conditionnée à l’obtention de bourses et l’entrée en résidence. "Notre système n’aide pas les artistes des arts visuels, déplore Chloé Pince. Sans intermittence, nous sommes contraints aux jobs alimentaires pendant les périodes creuses, qui nous éloignent de notre création." Dans le cadre d’une résidence croisée Québec / Nouvelle-Aquitaine proposée par l’Institut canadien de Québec et ALCA, la jeune autrice a passé deux mois outre-Atlantique début 2023. Partie avec un projet d’album graphique sur la chasse, elle est allée de rencontres en découvertes qui ont formidablement étoffé l’angle de son travail.
Même son de cloche pour René.e (Hélène Defromont) et Clément Bernis (aussi connu sous le nom Le poisson) qui ont tous les deux pu profiter des mois passés au sein de la résidence Les Polyculteurs, implantée dans le Parc naturel régional Périgord-Limousin, pour faire évoluer de façon notoire leurs travaux respectifs. "Mon nouveau projet, décrit René.e, qui porte sur la difficulté d’aimer et d’être soi dans une relation dite amoureuse, ouvre des réflexions qui vont de l’éducation genrée aux violences conjugales, qu’il est passionnant de discuter et déconstruire sous la forme de groupes de parole." Elle a mis à profit sa résidence pour débattre avec le public, et envisage de développer ainsi les actions autour de son livre. Clément Bernis trouve quant à lui dans Les Polyculteurs un refuge souverain. Ce prolifique Limougeaud travaille actuellement sur une autofiction traitant de "la présence au monde, à soi-même et aux autres dans une tonalité profonde et humoristique". S’il s’est longtemps refusé à contacter les maisons d’édition, cet "univers clos et sélectif", il entend "profiter de l’accompagnement d’ALCA qui s’inscrit dans la durée" pour enfin sauter le pas.
Le havre de Zoé Sauvage a été la Maison des auteurs d’Angoulême. Entre 2019 et 2021, cette ancienne étudiante en écologie et éthologie a, de son aveu, "profité au maximum de ce cadre si nourrissant pour la création et de conditions optimales : atelier lumineux, collègues, conseils, etc." À temps plein sur son projet, elle a pu suivre une formation rough et storyboard au Cesan (École supérieure de bande dessinée et d’illustration à Paris, ndlr) et se lancer dans l’autoédition. Lorsqu’elle se décide à contacter quelques éditeurs, Les Fées scientifiques, récit enlevé qui montre une étudiante en biologie sillonner dans la connaissance grâce à cinq scientifiques éminentes, trouve rapidement sa place dans la collection Sorcières des éditions Cambourakis, centrée sur l’écoféminisme.
Côté éditeurs : repérer et accompagner la jeune création
Les albums d’artistes émergents représentent une part non négligeable du catalogue de Flblb, "entre un quart et un tiers" selon Otto T (Thomas Dupuis), auteur et cofondateur de la maison d’édition pictavienne. Il a traduit l’un des derniers en date, Chair à canon, première bande dessinée de l’Espagnole Aroha Travé, encensée par la critique, multirécompensée dans son prix et en Sélection officielle du FIBD 2024 (Festival international de la bande dessinée, ndlr). Privilégiant les créations originales et les échanges nourris avec les autrices et auteurs, particulièrement importants lorsqu’il s’agit d’une première publication, Flblb demande annuellement des aides au CNL pour la moitié des parutions prévues et est aidé par la Région sur son planning éditorial global. Mais il n’existe aucune aide spécifique pour les premiers livres d’auteur. "C’est regrettable, constate Otto T, car en raison de la surproduction, les livres ne restent pas longtemps en rayon. Or, un premier livre a besoin de temps long pour s’imposer et trouver son lectorat." En 2023, Flblb a placé trois "premiers livres" à l’office, parmi lesquels Second Souffle de Frédéric Hojlo, consacré à dix éditeurs de bande dessinée alternative, qui évoque justement en filigrane la question de l’émergence et des "autres voies" qu’empruntent certaines maisons depuis une vingtaine d’années.
C’est le cas de Biscoto. Ce journal à destination des enfants, établi à Angoulême, a inscrit l’émergence au cœur de son projet d’origine. "Dès sa création en 2013, raconte Julie Staebler, co-fondatrice, nous voulions mettre en valeur la très jeune création en bande dessinée et nous faisons toujours une large place aux autrices et auteurs qui démarrent et qui sont parfois même encore en école." Soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine, Magelis et le CNL, distingué par le Festival d’Angoulême en 2017 (Prix de la BD alternative), Biscoto, le journal crée cette même année Biscoto, la maison d’édition. Cette structure associative joue son rôle de passerelle et il n’est pas rare de retrouver au format livre des signatures qui fleurissaient les pages du périodique. "Aujourd’hui, conclut Julie Staebler, on publie des livres jeunesse pour les 3-13 ans, environ un tiers d’albums illustrés et deux tiers de bandes dessinées, plus une collection de bd ado à venir pour 2025. Quant au journal, il était et restera un laboratoire d’expérimentation et de recherche !" Une formule vigoureusement éprouvée.
Côté libraires et événementiel : une vitrine opportune
Traditionnellement, ce sont les librairies indépendantes qui soutiennent le plus – et le mieux – la création émergente. Le mot d’ordre de L’Autre librairie, librairie coopérative située sur le plateau d’Angoulême, est "d’alimenter en altérité des publics divers". Hélène Labussière, l’une de ses fondatrices, connaît bien la bande dessinée pour être elle-même autrice (sous le pseudonyme Nena). Elle a tenu à consacrer tout un espace aux éditeurs et aux auteurs de l’image charentais, ouvert aux microstructures et à l’autoédition. Par principe, la librairie y accepte tous les dépôts, "sans jugement de contenu", et les accompagne.
"Pour faire découvrir cette création émergente, nous varions les outils : vitrine entièrement consacrée au fanzine, mise en avant comptoir ou sur table, séances de dédicaces, participation aux festivités de l'anniversaire de la librairie, etc. C'est une façon de les présenter à un public qui ne viendrait pas forcément pour eux." À titre personnel, Hélène Labussière prodigue des conseils aux artistes en quête d’éditeurs, relaie les outils professionnels tels que ceux d'ALCA, renseigne les étudiants sur des stages, etc. "En tant que coopérative, insiste-t-elle, nous voulons, dans la mesure de nos moyens, être un lieu-ressource pour les jeunes créateurs."
Conseils, esprit de groupes, soutien particulier aux créateurs émergents… tels sont également les objectifs du Collectif des Hiboux qui organise chaque année, en partenariat avec Magelis, le Marché de Noël de la jeune création indépendante. "Pour nous, le Marché représente une sorte de mini Spin off, un rendez-vous qui permet de mettre l’accent sur les créateurs locaux, qui se réunissent finalement très peu le reste de l’année", soutient Merieme Mesfioui, membre du collectif et co-fondatrice du Spin off, pendant underground du Festival d’Angoulême qui, depuis 2017, est consacré à la microédition et aux pratiques éditoriales alternatives. Si l’équipe vient de passer le relais à l’association Future off, la ligne est inchangée. "Nous avons toujours défendu le Off comme une programmation complémentaire au FIBD, ajoute Merieme Mesfioui, avec l’envie de créer un espace où rendre visible tout ce que le FIBD ne montre pas et de proposer un événement gratuit, sans barrières sociales. Car la bande dessinée est à la portée de toutes et de tous." Et porte son regard sur demain.
1. Pour en savoir plus sur les concours de création étudiante Les Crous :
https://www.lescrous.fr/nos-services/une-offre-de-services-riche-et-de-qualite-pour-tous-les-etudiants/concours-de-creation-etudiante/