Chloé Pince, chasseresse d'histoires
Après cinq années de formation aux Beaux-Arts de Bruxelles, Chloé Pince est revenue s’installer en Creuse, sa région d’origine, pour y exercer en tant qu’autrice et illustratrice. Son premier album, dessiné au crayon, s’intitule Tant qu’on l’aura sous les pieds et a été publié chez Cotcotcot en 2022, une maison d’édition belge. C'est la chronique du combat mené par quelques paysans sur le Plateau du Larzac entre 1971 et 1981 contre un projet d'extension du camp militaire de La Cavalerie, une manière pour elle de parler aussi des Zones À Défendre.
En mars 2023 est paru chez le même éditeur Larmes de Rosée, un texte écolo-poétique de François David, illustré à l’aquarelle.
Pour son prochain album, Chloé a décidé de suivre un groupe de chasseurs dans son village. À l’automne précédent, elle les a enregistrés, photographiés, pris des notes et fait des croquis, avec pour projet d’écrire un album sur la chasse. C’est ce projet qui lui permit, cette année, d’être la lauréate de la résidence croisée Québec-Nouvelle-Aquitaine. Elle s’est ainsi envolée pour le Canada, où elle a pu travailler sur le chemin de fer de son récit. Le premier mois, elle a profité du calme de l’appartement de la Maison de la littérature et, après avoir discuté et passé une journée dans la cabane de Jean Désy, médecin et poète québécois, elle s’est en allée parcourir la côte nord et la Gaspésie en stop ! Elle a ainsi passé son deuxième mois sur les routes, sac sur le dos, poursuivant son travail d’écriture dans les auberges de jeunesse, en compagnie des gens rencontrés.
"Je suis partie un mois en stop, le long de la Côte-Nord et en Gaspésie. C'est là que j'ai eu le plus d’interactions qui m'ont fortement nourrie sur le rapport des gens avec leur territoire, dans des milieux très reculés et avec des conditions d'existence bien plus rudes qu'en ville. Le fait d'être sur la route aussi longtemps, dans ces régions où la frontière entre civilisation et sauvage est tellement poreuse, et d'écouter des histoires de Grand Nord, de forêt, de chasse, de faits divers ; tout ça a grandement participé à ouvrir en moi une dimension nouvelle, presque mystique, du rapport au sauvage."
Chloé a grandi dans un univers rural. Enfant, elle a vu la mort quand on faisait le cochon ou qu’on tuait le poulet. Lorsqu’elle tombait sur des animaux morts sur le bord du chemin, elle récupérait toujours quelque chose : des plumes, un crâne, une fourrure. Plus tard, elle a appris à tanner et s’est prise de passion pour cette pratique ancestrale. C’est ce qui l’a d’abord amenée à rencontrer des chasseurs pour leur demander des peaux. Ils lui en ont donné, mais, prélevées à la va-vite, elles étaient en mauvais état. C’est la raison pour laquelle Chloé Pince a commencé à les accompagner : elle voulait s’occuper elle même du dépeçage… De fil en aiguille, elle s’est intéressée à leur pratique.
"Sur les routes du Québec, il m'est arrivé de faire un écart sur le coté, de quitter le bitume pour partir sur les sentiers de montagne. Dans ces moments-là, je savais que je m'enfonçais dans des endroits bien plus puissants que moi, avec des entités qui pouvaient représenter un danger, comme les ours ou encore les incendies sur la fin de mon voyage… Mais, en même temps, j’éprouvais enfin, une sensation nouvelle que je n'ai jamais eu en randonnant en France, où l'on croise toujours des villages ou des gens. Il m'est parfois arrivé de me perdre puis de retrouver ma route en suivant les vieux sentiers, qui redevenaient des chemins, puis des routes en terre, puis des routes bitumées. C’était un peu comme un ruisseau qui devient rivière, qui devient fleuve, puis qui se jette dans la mer. J’ai compris dans ma chair que les sentiers sont le premier guide de l'homme à travers la nature sauvage, pour lui permettre de retrouver sa maison…"
La chasse sera au cœur de son récit. En France, me dit-elle, c’est une pratique impopulaire. Derrière une façade rude, peu reluisante, Chloé a trouvé dans le groupe qu’elle a suivi des personnes attachantes, pleines de savoir et qui pratiquent dans un grand respect de la forêt et des animaux. Elle reconnait cependant qu’il s’agit de ce groupe en particulier et n’en fait pas une généralité…
Après cette expérience, elle a constaté que la chasse nous confronte, nous humains, à une violence à laquelle nous ne sommes plus habitués. Pourtant, cette pratique millénaire lui apparait bien plus préservante de la nature que la monoculture et l’élevage intensif d’animaux qui désacralisent le vivant. Ces animaux-matière, d’après le terme de Charles Stépanoff1, dont Chloé a lu les ouvrages, que nous mangeons quotidiennement sont élevés et tués hors de notre vue. Ils ne sont plus que de la matière nourrissante pour l’humain. Dans nos sociétés aseptisées, les animaux et les plantes deviennent de simples produits. Le risque d’extinction se trouve à cet endroit, une mort non-renouvelable…
"J'ai rencontré des animaux, qui ne cherchaient pas à fuir ou à se cacher. Je pense notamment à un orignal et à quelques perdrix, avec qui j'ai eu des interactions de regard. On se jaugeait l'un et l'autre, essayant de capter si on représentait un danger l'un pour l'autre, ou peut-être était-ce tout simplement de la curiosité inter-espèce. En tout cas, c'est comme si j'avais expérimenté une forme de "diplomatie", celle de la forêt, on se croise, on n'est pas en chasse, on se laisse passer, tout simplement. Comme s’il y avait un temps pour tout. Baptiste Morizot2 parle très bien de cette diplomatie sauvage, ces signaux que les animaux connaissent parfaitement bien et qui signifient qu'on vient en paix et qu'on ne cherche pas d’ennui…"
Au Québec, Chloé a pu discuter avec d’autres chasseurs. Elle a eu l’impression que, là-bas, la chasse pose moins de problèmes qu’en France, parce que le territoire est plus grand, plus sauvage et que les animaux y sont plus nombreux… ou peut-être parce que les parcs naturels y reçoivent une meilleure gestion ?
"J'ai été prise en stop dans la forêt par un vieux forestier. J'ai fait un peu de chemin avec lui. Il se promenait en s'assurant que tout se passait bien et qu'il n'y avait pas de problème, aussi bien pour les animaux que pour les humains. Il m'a raconté qu'il chassait en automne, 'qu'il enfilait sa peau de chasseur'. J'imagine que c'est une période moins paisible pour tout le monde, c'est le temps de l'adrénaline et de la mort, le cycle est ainsi fait."
Pour faciliter ses déplacements et grâce à la bourse versée par ALCA Nouvelle-Aquitaine, Chloé s’est achetée une tablette numérique. Avec, elle a ainsi pu monter le storyboard. Pour les planches finales, Chloé Pince préfèrera revenir à l’aquarelle. Et, pour aller au bout de sa démarche et de ses recherches, elle vient de décider de passer son permis de chasse.
1. Charles Stépanoff, L’animal et la mort, éditions La Découverte.
2. Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, éditions Actes Sud.
(Photo : Alban Gilbert)