Géraldine Ruiz lit Georges de Peyrebrune
"Matrimoine littéraire retrouvé" est une série consacrée aux autrices néo-aquitaines parfois malmenées par la postérité. Romancières, avant-gardistes, féministes, conférencières, journalistes, toutes ces femmes de Lettres laissent derrière elles des œuvres riches. Prologue a demandé à une nouvelle génération de plumes féminines de s’emparer de ces écrits qui composent, en partie, le fonds de la bibliothèque patrimoniale numérique d’ALCA. Pour ce troisième volet de la série, c'est l'autrice rochelaise Géraldine Ruiz qui prend plume et micro pour nous conter George de Peyrebrune, sa vie, son œuvre.
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Chère Georges,
Je suis heureuse de t’écrire plus d’un siècle après ta disparition et ma joie se manifeste par ce tutoiement amical.
J’aime beaucoup ton prénom. Il m’évoque celui de George Sand. Entre vous, le lien est évident : femmes de lettres du XIXe siècle, actives dans les cercles parisiens, attachées à la campagne, toi le Périgord, elle le Berry. Deux romancières publiées par les grands éditeurs de l’époque.
De trente-cinq ans ton aînée, Madame Sand a percé avant toi. Elle est devenue la George (sans S) de référence. Naturellement, on vous a comparées et, l’un de tes manuscrits a été introduit ainsi : "Une autre George Sand nous est née."
L’anodine remarque se voulait flatteuse. Elle présageait surtout l’oubli de ton patronyme au XXIe siècle.
À celui ou celle qui voudrait marquer l’histoire de la littérature, je lui dirais en prenant exemple sur ton parcours, Georges de Peyrebrune, qu’il n’est jamais opportun d’être présenté.e comme l’autre, quand bien même l’autre serait doté.e d’un immense talent.
Je te lis aujourd’hui, avec un plaisir sincère et étonné, oui, étonné, comme si le fait d’être ignorée était justifié par des romans médiocres, ou du moins dépassés. En ouvrant Gatienne, j’étais prête à m’ennuyer.
J’ai révisé mon jugement dès les premiers lignes. Ton écriture est moderne. Simple. C’est un compliment, crois-moi. Ton talent — qui donne cette impression de fluidité — est la conséquence d’un travail acharné, car rendre l’effort imperceptible est un art. Pour y parvenir, tu écrivais beaucoup, motivée par l’ambition folle de vivre de ta plume, cherchant un équilibre pour ne pas y laisser ta peau. Tu n’as pas mené une vie de grande bourgeoise. Tu t’es refusée aux mondanités. Tu as accompli le destin que tu t’étais choisi. À tes yeux, écrire était un métier. C’était aussi une manière de combattre l’ennui et de trouver ta place dans une société qui n’attendait des femmes de ton rang qu’intendance et frivolité.
Dans l’un de tes romans1, ta vocation s’illustre à travers un dialogue entre un jeune homme et sa sœur :
"Tout œuvre bonne, dit-elle, est un enseignement salutaire : Travaille.
— C’est ton dada.
— C’est mon idéal de sauvetage.
— Pour lequel tu te salis les mains à tripoter des glaises.
— Uniquement. Que ferais-je de mes journées, s’il te plait ? J’irais papoter dans les salons, perdre mes heures chez le couturier, flirter jusqu'à la faute, peut-être. Et après, quand l’heure de la retraite aurait sonné ? Les œuvres pies, les médisances et l’ennui… En travaillant je ne m’ennuierai jamais."
Tes livres transmettaient des valeurs humanistes. Ton roman les Ensevelis a été comparé à Germinal d’Émile Zola. Tu étais chrétienne, républicaine et dreyfusarde. On te disait rectiligne, droite, honnête. Ton avis était sollicité par la presse. Tu étais célèbre. Mais au début du XXe siècle, ta popularité a décliné et de nouvelles plumes ont éclipsé la tienne. En 1917, pendant la Première Guerre, tu t’es éteinte. Enterrée pauvre et sans cérémonie au cimetière du Père Lachaise.
En résumé, être écrivaine fut un chemin de croix.
Ne serait-ce pour être publiée.
Prenons Gatienne.
J’ai sous les yeux une lettre de Juliette Adam, la directrice de la Nouvelle Revue, à qui tu as proposé ton manuscrit sous la forme d’un feuilleton. Nous sommes en juin 1881. Tu es âgée de quarante ans. Gatienne est ton quatrième roman.
Voici sa réponse :
Madame,
J’ai le regret de ne pas accepter votre roman, non que je puisse le discuter comme intérêt de drame ou de passion, mais je le trouve abominable. Je vous demande pardon de cette impression, qui tient à ce que mon sens moral a été sans cesse indigné en lisant. Le misérable Robert qui séduit Gatienne, et qui est le héros du roman, est infâme. (…) Je vous le dis avec ma franchise brutale, madame, je déteste ce roman. (…) je ne l’imprimerais pour rien au monde.
Juliette Adam2
Comment as-tu réagi à la lecture de cette lettre ? Déception de ne pas être publiée ou fierté d’avoir provoqué une réaction épidermique ? Ton histoire dérange parce qu’elle dénonce les préjugés mondains et sociaux de ton époque.
Georges, je te découvre fauteuse de trouble !
À l’image de ton contemporain, l’écrivain Octave Mirbeau, qui avoue s’être inspiré de tes romans pour écrire Le journal d’une femme de chambre. Mirbeau était qualifié "d’avant-gardiste, de libertaire, d’irrécupérable," trois adjectifs qui traduisent l’accomplissement d’un artiste et ses livres sont aujourd’hui des classiques.
Plus je te découvre et plus je pense que tu aurais mérité toi aussi de ton vivant une réputation plus dérangeante.
Ton attitude, face à Juliette Adam, a été idoine.
D’un, tu n’as pas été déstabilisée par cette critique négative. Suite à ce refus, tu as proposé ton manuscrit à d’autres éditeurs et Gatienne est paru chez Calmann Levy en 1882.
De deux, tu n’en as pas tenu rigueur à la directrice de la Nouvelle Revue : vous vous êtes retrouvées pour le goûter, en 1882, à Gif-sur-Yvette (je sais tout !) suite à son invitation arrivée par courrier.
Madame Juliette Adam recevra le Dimanche seize juin à goûter Mme de Peyrebrune de 2 à 6 heures3.
J’aimerais voyager dans le passé afin d’écouter la conversation qui s’est tenue ce jour-là.
Avez-vous évoqué Gatienne ?
Cette pauvre femme maltraitée par l’infâme monsieur Robert ?
Avez-vous débattu du sens moral de Juliette Adam et disserté sur cette notion de héros qui évolue sans cesse ?
Avec mon regard féminin du XXIe siècle, j’aborde ton roman différemment. Je ne vois qu’une héroïne, Gatienne, et un ennemi, Robert. Elle me semble plus intéressante que lui. La jeune femme préfère souffrir en silence que d’avouer sa faute. La honte, sentiment tabou et indémodable, lui gâche l’existence. Ainsi, ton récit donne à réfléchir sur les peines que l’on s’inflige en toute conscience, dès que l’on s’écarte de la norme.
Le roman débute en présence de Robert et Alban, deux frères, étudiants en médecine, attablés à la terrasse d’un café. Le prénom de Gatienne est évoqué. Un schéma triangulaire se dessine. Alban aime la jeune fille mais cette dernière est tombée sous le charme de Robert. Avec émotion, Alban demande à son frère de lui "céder ses droits sur l’amitié de Gatienne".
Assoiffé de possession, sans volonté de s’établir, Robert cherche à séduire Gatienne jusqu’à la compromettre. Si elle se découvre sensible aux avances de celui qui sait se rendre familier, sa grand-mère adoptive, mademoiselle Prieur, veille au grain. Une jeune fille doit tenir une réputation si elle veut faire un bon mariage et rester vierge jusqu’à la nuit de noces.
"Une fille découronnée, c’était fini, plus d’amour, plus d’époux, plus de maternité glorieuse ; la honte, rien que la honte."
Le séducteur parvient, après moult avances déguisées en gestes d’amitié, à attirer Gatienne chez lui. "Engourdie, éperdue d’effroi ", elle cède à ses avances, pour le regretter aussitôt. Les jours suivants, elle refuse de recevoir Robert, horrifiée par le déshonneur qu’il lui a infligé, en connaissance de cause.
"Ne cherchez pas à me revoir je meurs de honte. "
Il insiste. Elle se défend, magnifiquement.
Gatienne devient héroïne en refusant le mariage avec Robert, car elle fait preuve de courage et ne cède pas au qu’en-dira-t-on.
Quelques temps plus tard, elle rencontre un jeune homme, Fabrice, dont elle tombe amoureuse. Ce dernier la demande en mariage. La situation la remue "jusqu’en ces profondeurs où dormaient ses lointaines hontes". Gatienne se livre à une introspection, consciente de la pression moral que subissent les femmes.
Gatienne opte pour le silence, et refuse le rôle de victime. Elle tait à Fabrice son aventure malheureuse et accepte de le prendre pour époux. Leur mariage se révèle heureux, une passion entretenue par la prescience d’un drame, car Gatienne ne peut s’empêcher d’imaginer le pire : et si un jour, Fabrice apprenait sa faute ?
Robert, qui rode dans le sillage du couple, décèle le trouble de la jeune femme et sans se départir de l’idée qu’elle est sienne, élabore un plan machiavélique pour faire tomber Gatienne.
— C’est fou comme la honte ne se loge jamais dans le bon camp, à croire qu’elle le fait exprès, la honte, de s’arrimer aux âmes les plus sensibles, et d’échapper aux plus viles. Elle fluctue, indécise, selon les époques, et s’attache à une définition du bien et du mal, toute relative. Gatienne subit des injonctions à laquelle Robert échappe. Malgré les évolutions sociétales, je comprends Gatienne d’une manière intuitive, ventrale. Comme si la honte faisait partie de notre héritage collectif. —
La suite des ultimes manigances de cet infâme Robert à découvrir dans ton roman. Désormais, il faut te lire !
Je te laisse, Georges, en te remerciant d’avoir pris la plume, inlassablement, jusqu’à la mort. Par une journée ensoleillée, bientôt, j’irai te saluer au cimetière du Père Lachaise. D’ici là, compte sur moi pour découvrir — et promouvoir — le reste de ton œuvre.
Sincèrement dévouée à ta cause,
G.R.
PS : Je reproduis ici les dernières lignes de ton testament qui disent beaucoup de la femme que tu as été.
Je demande formellement à être incinérée. La société des gens de lettres avisée immédiatement fera le nécessaire, car je meurs pauvre. On me conduira en fourgon d’ici au cimetière au four crématoire sans aucune cérémonie.
Pourvu que j’y aille, c’est tout mon désir.
Asnières le 19 janvier 1917
PPS : Nombre de tes documents (ton testament, tes correspondances, ouvrages et photographies) sont conservés et consultables à la bibliothèque spécialisée Marguerite Audoux, dans le treizième arrondissement à Paris.
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1. Extrait de l’ouvrage Georges de Peyrebrune, itinéraire d’une femme de lettres du Périgord à Paris, Jean-Paul Socard, Périgueux, avril 2011
2. Correspondance. De la Société des gens de lettres au jury du prix Vie heureuse, édition de Nelly Sanchez, Classiques Garnier, Paris, 2016
3. ibid, op. source