Le cinéma, une fenêtre sur soi
Destinée aux jeunes accompagnés par la Protection judiciaire de la Jeunesse, la manifestation nationale Des cinés, la vie ! fêtera en 2026 ses vingt années d’existence. De l’éducation aux images aux débats collectifs, le cinéma y est envisagé comme avec d’autres publics, mais dans un contexte précis.
La télévision et le cinéma avec elle ne sont entrés dans les prisons qu’en 1985 à l’initiative du ministre de la Justice Robert Badinter, mais aucune action de médiation n’était encore pensée. Au début des années 1990, des ateliers vidéo apparaissent dans des établissements pénitentiaires et parfois certains se spécialisent sur le cinéma comme à la prison de la Santé. Des formations aux métiers du cinéma sont créés ponctuellement. Le premier atelier qui est remarqué nationalement se tient à la prison des Baumettes à Marseille, avec le collectif Lieux fictifs qui, entre avril 2002 et janvier 2003, aboutit à la réalisation du film 9m2 pour deux par Joseph Cesarini et Jimmy Glasberg. Dix détenus jouent et participent à la réalisation de ce documentaire qui sort en DVD en 2006, la même année de création de la manifestation nationale en direction des jeunes de moins de 25 ans Des cinés, la vie ! (DCLV). D’une certaine façon, cette opération pensée nationalement est l’un des aboutissements des nombreuses initiatives locales au fil des années et coïncide avec une volonté d’utiliser le cinéma pour ce qu’il est, une expression artistique, mais aussi comme un outil de médiation.
1300 jeunes concernés en France
Des cinés, la vie ! s’inscrit dans le cadre plus large de l’éducation aux images en direction des jeunes, l’opération Passeurs d’images, mais il s’adresse avant tout aux jeunes pris en charge par les services et les établissements de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), en milieu carcéral ou en milieu dit ouvert (hors détention), les classes relais et les dispositifs de prévention. Portée par la Direction interrégionale de la PJJ Ile-de-France et Outremer avec le soutien du Ministère de la culture, Des cinés, la vie ! est coordonnée nationalement par l’association L’Archipel des lucioles et régionalement par différents relais comme Alca en Nouvelle Aquitaine. L’Agence du court-métrage et la Cinémathèque française sont également partenaires. Le principe est de proposer une série de Courts-métrages sur un thème annuel, de les visionner avec les jeunes des services locaux de la PJJ en privilégiant l’éducation aux images et la tenue de débats collectifs. Ces jeunes votent ensuite pour leur film préféré puis une partie d’entre eux sont invités à la remise du Trophée de Des cinés, la vie ! à la Cinémathèque française, deux journées durant lesquelles ils peuvent rencontrer des professionnels du cinéma et des artistes. Des journées de formation sont également organisées pour les éducateurs et les personnels encadrants. Chaque année en France, environ 240 services de la PJJ sont ainsi inscrits à DCLV, 1300 jeunes y participent. Douze services de la PJJ en Nouvelle Aquitaine sont inscrits à cette manifestation. Pour l’édition 2024-2025, le thème retenu est "Mouvement(s)" avec douze courts-métrages proposés. Les enjeux sont multiples : découvrir des formes différentes de cinéma, soutenir l’analyse des images et l’esprit critique, permettre l’expression de soi et les échanges autour des thématiques incarnées par les films. De façon plus large, cette manifestation, comme d’autres en lien avec la culture, a pour but de restaurer un rapport au monde, une confiance en soi pour préparer l’avenir.
Éviter un "effet-miroir"
Pour Aline Laurenceau, directrice interrégionale de la PJJ du Sud-Ouest, Des cinés, la vie ! est l’une des "sept manifestations nationales auxquelles participent les jeunes que nous accompagnons. Il s’agit de les ouvrir à une culture qu’ils n’ont pas eu la possibilité de découvrir dans leur parcours souvent difficile. On y développe l’esprit critique, la prise de parole, l’expression de ce que l’on pense en écoutant les autres. Ces jeunes voient beaucoup d’images mais ils ne se questionnent pas forcément sur ces images. Ils ne parlent pas facilement d’eux. Nous espérons simplement que cette dimension éducative les aide pour demain quand ils ne seront plus sous mandat de justice." Lucille Nommay, coordinatrice de l’opération au sein de L’Archipel des lucioles, justifie le choix du court-métrage par les contraintes de temps de visionnage mais aussi par la possibilité de "montrer une forme de cinéma dont ils n’ont pas forcément l’habitude. Les courts-métrages permettent également d’aborder la fiction, le documentaire, l’animation et des formes d’écriture différentes. Nous proposons des livrets pédagogiques pour les encadrants et pour les jeunes qui vont faciliter l’approche éducative mais aussi la tenue des débats qui sont très importants pour que les jeunes s’expriment. Nous avons choisi cette année le thème Mouvement(s) car le mouvement est bien sûr très lié au cinéma. Cela raconte également la trajectoire de personnages et c’est aussi une façon d’aller à la rencontre de l’autre et de soi. On peut interpréter ce terme de mouvement(s) comme un voyage extérieur et intérieur." Nadège Roulet, en charge des livrets pédagogiques pour L’Archipel des lucioles, précise qu’il ne s’agit pas avec les films de provoquer un "effet-miroir pour ces jeunes, avec des sujets qui les renverraient trop à leurs problématiques, l’incarcération, la violence, la banlieue etc. On ne se l’interdit pas mais on le prend en considération. Il faut que les films puissent être des supports pour aborder des thématiques qui les intéressent et les touchent. Mais des jeunes qui participent au comité de sélection depuis deux ans nous ont montré qu’ils avaient envie de parler de certains thèmes, la domination par exemple, dont nous imaginions qu’ils étaient peut-être trop sensibles."
"Ils mettent des mots sur leurs émotions"
Isabelle Mirambeau, éducatrice PJJ au Quartier mineur du Centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan, estime essentiels le visionnage et la discussion collective : "Ils sont seuls dans leurs cellules, ils sont coupés de l’extérieur et là ils échangent, ils mettent des mots sur leurs émotions. Regarder un film dans la classe, un lieu qu’ils connaissent, permet une intimité qui les autorise à s’exprimer. Ils voient d’autres films que ceux auxquels ils sont habitués, nous faisons de l’éducation à l’image et ils apprennent à défendre une idée, à écouter l’autre. Nous pensons que cela renforce également l’estime de soi et que cela développe ce que l’on nomme les compétences psycho-sociales. Je pense que nous pouvons tout montrer, mais cela dépend de la manière dont le film est tourné et de notre accompagnement. Nous ne faisons pas de la thérapie mais c’est quand même un travail d’équilibriste."
Dans ce quartier mineur de Bordeaux Gradignan, avec un autre service de la PJJ en milieu ouvert, un atelier de montage vidéo est organisé parallèlement à Des cinés, la vie ! L’association La Baignoire va intervenir autour d’une table de montage appelée Mashup, pour permettre à deux groupes d’écrire des scénarios et de faire un montage avec le même corpus d’images. Une autre façon d’insister sur un axe "Dedans / dehors" et de sortir les jeunes d’une forme d’isolement grâce à une pratique concrète d’éducation aux images. Selon l’animatrice de La Baignoire, Sofi Le Cavelier, cet atelier peut aussi représenter "une bulle d’air dans leur quotidien qui va aussi leur permettre de rencontrer d’autres jeunes de façon ludique". Géraldine Simonneau-Foubert, éducatrice au sein de l’Unité éducative d’activités de jour de la PJJ, accompagne des jeunes de 16 à 21 ans sous mandat de justice dans le cadre de leur insertion professionnelle et sociale. Les activités culturelles de ces jeunes, dont la manifestation Des cinés, la vie !, permettent de montrer à quel point ils sont "touchés par des thèmes universels. Ils montrent leurs émotions, ils s’autorisent à ne pas être d’accord, à trouver de bons arguments, à discuter avec les autres. Notre travail est de les aider à trouver les mots justes et de chercher des nuances. Je me laisse vraiment surprendre par leurs mots et leurs avis, je les vois dans un autre contexte que le travail habituel qui a pour but de les resocialiser après des parcours chaotiques. Pour moi, une opération comme celle-là est un levier. Notre principale difficulté, contrairement aux jeunes qui sont en quartier mineur, est de les mobiliser pour qu’ils viennent aux séances. Notre souci majeur est le possible absentéisme et notre défi est de donner du sens à ce que l’on fait." La remise du Trophée du court-métrage aura lieu au printemps 2025 à la Cinémathèque française, à Paris. Environ 400 jeunes y assisteront.