"Papa, t’étais où en Algérie ?" de François Aymé


Entre 1954 et 1962, plus d’un million d’appelés français sont envoyés en Algérie pour faire leur service militaire. Ils y trouvent la guerre. À leur retour et pendant soixante ans, peu ont parlé et surtout peu ont été écoutés. Dans Papa, t’étais où en Algérie ?, documentaire produit par Bleu Kobalt, François Aymé, directeur du Festival international du film d’Histoire et du cinéma Jean-Eustache, à Pessac, en Gironde, brosse, tout en rendant hommage à Marcel, son père décédé, les parcours de ses oncles dans les contrées algériennes. Présentés comme une enquête familiale, ces témoignages ne peuvent que faire écho au vécu de nombreux hommes de leur génération, du "planqué" à celui "qui en a bavé".
Quelle famille que celle des Aymé ! Si la fratrie de François, le réalisateur, se compose de six enfants, celle de son père, Marcel, l’aîné, en comptait onze, majoritairement des garçons. Quand son grand-père meurt dans un accident, sa grand-mère, Rosa, émigrée croate, attend son dernier enfant et Marcel a 14 ans. Les deux aînés quittent l’école pour l’aider au Logis, un corps de ferme niché au creux d’un mini-vallon des Deux-Sèvres. En 1956, Marcel, même s’il est soutien de famille, part en Algérie. Il y reste deux ans, au plus fort du conflit. Michel, Auguste puis Yvon suivront. À leur retour, la vie reprend comme si de rien n’était. Ce silence dure plus de 55 ans. Il est brisé par Auguste, l’oncle qui "s’est enfermé pendant trois ans pour écrire ce récit, sa thérapie", glisse François Aymé, à qui Auguste demande de relire son manuscrit : "J’ai été frappé par la précision de ses souvenirs. Le traumatisme fait que la mémoire est capable de restituer, 60 ans après, des indications très précises", ajoute-t-il. Ce qui intéresse le réalisateur est que les frères, bien que proches, n’en aient jamais parlé entre eux. Cela illustre l’omerta dans les familles analysée par la conseillère historique du film, Raphaëlle Branche, dans son livre Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?1. Comme dit Auguste, quand on revient d’Algérie, c’est "oubligatoire". Le pari réussi du réalisateur est de libérer la parole de ses oncles : "Je suis le fils de leur frère décédé et ils savent que je m’intéresse au cinéma et à l’Histoire. Ils ne se seraient pas confiés à quelqu’un d’autre", explique le cinéaste. Viols, tortures, Auguste n’élude rien dans son récit dense2 ; il est, à 85 ans, toujours habité par ce passé douloureux.
C’est en 1960 qu’Auguste quitte sa ferme et se retrouve plongé dans l’horreur d’une guerre qui ne dit pas son nom. Alors que les souvenirs de l’occupation allemande sont encore frais, c’est aux soldats français d’être dans la bien désagréable position d’occupants. Rebondissant sur la polémique soulevée par les déclarations de l’éditorialiste Jean-Michel Apathie3, François Aymé explique : "Quand la guerre commence en Algérie, le procès de responsables du massacre d’Oradour-sur-Glane [1953] est dans toutes les têtes. Des villages étaient alors brûlés en Algérie. Si tous les soldats n’en furent pas témoins, les anciens résistants ou leurs enfants appelés ont bien vu que les rôles étaient inversés." Il faut attendre 1999 pour que l’expression "guerre d’Algérie" soit officiellement adoptée par la France ; à leur retour, ces anciens combattants, niés, n’ont pu que se taire.
Des archives amateurs révélatrices
Grâce à un reportage tourné par la télévision sur le quotidien de Marcel, cet homme gouailleur, haut en couleur, chauffeur routier sillonnant avec son bahut les routes vers l’Orient, François Aymé fait revivre son père en images. Outre ces archives de l’INA, il a eu accès à des images de la guerre d’Algérie filmées par le service des armées (Ecpad)4 pour la télévision, proposant "une mise en scène plus ou moins réaliste de la guerre, observe François Aymé. La chance est que j’ai pu avoir accès, via la Cinémathèque de Nouvelle- Aquitaine5, à des images d’archives amateur inédites, tournées par un sous-officier, où l’on voit notamment une maison brûler… Elles changent des clichés propres et carrés officiels et donnent une vision bien plus réaliste de la guerre", même si, reprend-il, "dans les archives de l’Ecpad, l’arrogance et la supériorité de ces hommes en arme qui fouillent des personnes désarmées, apeurées, transparaissent, preuve que même les images de propagande peuvent être révélatrices d’une situation". L’une des nombreuses qualités du film de François Aymé est, sous prétexte de parler de sa famille, de pointer la réalité du traumatisme qu’a causé cette guerre longtemps tue. "Je n’ai pas eu du tout le sentiment d’être censuré lors de ma demande d’aide à la Région Nouvelle-Aquitaine, souligne-t-il. Le fait de m’appuyer sur les travaux de Raphaëlle Branche et qu’elle ait acceptée d’être conseillère historique sur le film m’a permis de ne pas démarrer seul ce projet." À la suite du refus des aides demandées au ministère de la Défense et à l’Ecpad, le réalisateur s’interroge : "Est-ce que ce projet ne leur plaisait pas ? Ou est-ce parce qu’il est critique par rapport à la guerre d’Algérie ? Dans mon dossier sur le film, j’annonce la couleur sur la torture, sur le viol… Je n’exclus pas que cela soit la raison, mais je ne le confirme pas non plus. Je pense finalement que ce refus n’était pas une mauvaise chose, car j’ai eu, malgré les contraintes financières, une totale liberté." Une déprogrammation rarissime Si le documentaire de François Aymé est disponible sur la plateforme de France TV et sa diffusion prévue cet été dans la case l’Heure D, le réalisateur s’inquiète néanmoins à la suite de la déprogrammation du film, Algérie, sections armes spéciales, de la réalisatrice Claire Billet, en collaboration avec l’historien Christophe Lafaye6. "C’est un sujet très sensible. La déprogrammation sine die d’un film est rarissime et sonne comme une alarme. On n’a jamais autant parlé de ce documentaire qu’après cet acte de censure. Fruit de dix ans de recherches de Christophe Lafaye, ce dernier dévoile un crime de guerre classé secret défense7. Même si la guerre d’Algérie est terminée depuis 63 ans, les relations entre la France et ce pays ne sont pas du tout apaisées, elles sont même de plus en plus à vif", regrette le cinéaste. Quand Papa, t’étais où en Algérie ? se termine, Auguste rencontre Mohamed Zerrouki, ancien combattant du Front de libération nationale. "La caméra a pu permettre de mettre en situation ces moments de dialogue. C’est un beau symbole, dans le contexte actuel, de terminer le film sur eux", conclut François Aymé.
1. Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?, de Raphaëlle Branche, La Découverte, 2022.
2. Aller simple pour les Aurès : les Nementcha, le retour, d'Auguste Aymé, Geste, 2020.
3. "Chaque année, en France, on commémore ce qui s’est passé à Oradour-sur-Glane, c’est-à-dire le massacre de tout un village. Mais on en a fait des centaines, nous, en Algérie. Est-ce qu’on en a conscience ?", RTL, Jean-Michel Aphatie, 25 février 2025.
4. Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense : www.ecpad.fr
5. cdna.memoirefilmiquenouvelleaquitaine.fr
6. Face au tollé déclenché par cette déprogrammation, le film devrait finalement être reprogrammé à l’antenne. Il est disponible sur la plateforme France Télévisions.
7. Le film enquête sur l’utilisation d’armes chimiques par l’armée française durant la guerre d’Algérie.