Librairies engagées : lire, débattre et résister
            
            La librairie, en France, est une institution vivante et séculaire qui regroupe 14 000 salariés, environ 25 000 points de ventes et plus de 3 000 librairies indépendantes, dont près de 200 en Nouvelle-Aquitaine. Des chiffres qui font du territoire l’un des plus denses au monde en la matière. Pour se distinguer et coexister au sein de cette multitude d’enseignes, certains optent pour une singularité assumée. Un engagement affiché. Alors que des voix s’élèvent pour dénoncer les agressions envers certaines de ces librairies, réinterrogeons-nous sur le rôle de ces commerces à part.
Le libraire est un commerçant qui vend des livres, nous indique sans fioritures sémantiques le dictionnaire Le Robert. Du commerce donc, mais pas n’importe lequel. Du manuel de cuisine à l’essai de philosophie, l'objet livre arbore un format commun pour une foultitude de propositions narratives, intellectuelles, didactiques, dogmatiques... Dans cet océan de littératures en tout genre, de toute époque, les libraires naviguent de manière éclairée et personnelle, pour guider les aspirants lecteurs dans leurs acquisitions. De même qu’un magasin qui ne met en rayon que des produits issus de l’agriculture biologique fait un choix et affiche une certaine vision de l’alimentation, les libraires opèrent des choix éditoriaux pour constituer leurs tables, leurs étagères, leurs vitrines. Ces mêmes choix vont se retrouver bien souvent dans une programmation de rencontres avec des auteurs et autrices et de débats organisés autour de leurs œuvres. Les libraires, à l’instar des journaux, auraient ainsi une ligne éditoriale reflétée à travers leurs fonds. Pourtant, ce postulat ne semble pas ou plus faire consensus.
À la tribune
Le 7 octobre 2025, Le Monde publiait une tribune signée, entre autres, par le Syndicat de la librairie française, qui s’alarmait de voir se multiplier agressions et dégradations matérielles dans de nombreuses librairies de l’Hexagone.
"Des vitrines brisées ou taguées à l’acide à Paris, Lille, Rennes, Périgueux, Nantes, Lyon, Rosny-sous-Bois ou encore à Marseille. Des libraires injuriés ou menacés dans la capitale, à Nice, à Vincennes comme en Ardèche. Des débats ou rencontres avec des écrivains entravés ou empêchés à Bordeaux, Strasbourg ou Bruxelles…Les librairies sont de plus en plus régulièrement les cibles de campagnes de dénigrement ou cyberharcèlement particulièrement violentes allant jusqu’à des dégradations ou des menaces physiques, de la part de groupuscules ou d’individus se réclamant d’idéologies extrémistes. De telles agressions ne peuvent que nous interpeller et nous devons refuser leur banalisation."1
"C’est très important que le Syndicat se positionne contre ces violences qui pèsent sur la liberté d’action des libraires", se félicite Manon Picot, co-gérante de Lilosimages à Angoulême. Pour elle, la neutralité n’existe pas dans l’exercice de ce métier. Elle assume, voire revendique la portée intellectuelle et politique des gestes quotidiens du libraire : constituer des assortiments de contenus proposant une certaine ouverture sur le monde des idées. L’angoumoisine réaffirme l’importance des rendez-vous collectifs dans ses murs, "la librairie doit être un lieu de rencontres, qui aide aussi à renforcer l’envie de s’intéresser à la chose publique. Pour moi, c’est le rôle du libraire dans la Cité." La cité d’Angoulême en l’occurrence, qui ne souffre heureusement pas de ce mal semblant se répandre sur certaines parties du pays. "Les librairies citées dans la tribune sont implantées dans des grandes villes, ici, toutes nos rencontres sont très engagées (féminisme, antiracisme, cause lgbtqia+, décolonialisme…) et nous n’avons jamais été inquiétées."
Philippe Poutou et Béatrice Walylo ont repris le fonds de commerce Les 400 coups à Bordeaux, un local de 30 mètres carrés à la devanture discrète mais dont la reprise a fait grand bruit. On aurait pu s’attendre à de multiples tentatives d’empêchements, d’intimidations, de dégradations diverses depuis l’ouverture par le couple en mai 2025. Un libraire, figure de proue du Nouveau Parti Anticapitaliste, siégeant au Conseil municipal métropolitain, deux fois candidat à la présidence de la République : l’exposition médiatique et idéologique est maximale. "On n’a même pas eu un tag !" se désole presque Philippe Poutou. "Par contre, sur les réseaux sociaux, les menaces, c’est tous les jours", précise-t-il avec un recul qui témoigne d’une certaine habitude de la chose. Béatrice Walylo se souvient de l’ouverture "On avait prévu un service d’ordre, c’est-à-dire quelques camarades qui viennent et restent attentifs à ce qu’il se passe. On a aussi remplacé le verre des vitrines existantes par un matériau incassable. On s’était préparés quoi !" Et puis rien. Le mystère est bien vite résolu. "Depuis qu’on parle, deux voitures de police sont déjà passées dans la rue", s’amuse l’apprenti libraire. Les 400 coups, ancrés au milieu d’une rue étroite et ancienne, font face à un grand mur de pierre sur lequel reposent plusieurs caméras de surveillance. C’est le Palais de justice qui cache le ciel à la petite librairie, mais qui lui offre en même temps une protection involontaire. Au bout de la rue, l’Hôtel de Ville domine la grande place. La police n'est jamais loin. Et le nom de leur enseigne sonne presque comme une provocation.
S’entourer de l’ordre et de la justice pour promouvoir des idées qui ne défendent pas vraiment les uniformes, c’est malin, même s’il s’agit d’un hasard. La Limouz’ine, elle, a trouvé une autre parade. Elle a choisi l’itinérance. "On est une quinzaine issue du milieu du livre à avoir fondé l’association La Limou’zine avec l’objectif de travailler sur le territoire de la Creuse. Là-bas, toutes les librairies existantes étaient à minimum trente minutes de distance des habitants. L’itinérance s’est imposée comme LA solution. On a acheté une caravane puis on a commencé à tourner en Creuse et en Limousin." relate Paco Vallat, salarié pour La Limouz’ine depuis un an, bien qu’il en soit un des membres fondateurs. Paco Vallat assure que tous les métiers sont politiques, même si certains libraires qu’il a pu rencontrer exercent la profession de manière détachée, voire purement commerçante. "Transmettre des valeurs via le média livre, c’est ce à quoi je m’attèle. Sans cette dimension, ça ne m’intéresserait pas". L’engagement est donc consubstantiel à la pratique du métier pour ce jeune salarié creusois.
 
L'impossible pacte faustien 
Avec un salaire moyen avoisinant le SMIC mensuel, on choisit ce métier par passion, par conviction, jamais par cupidité. Pourtant, le libraire, comme tout commerçant, doit s’acquitter de son loyer, de ses factures. Des charges, qui se moquent bien de savoir quelle est votre éthique, votre position sur l’échiquier politique ou encore les ouvrages de références que vous conseillez à tous vos bons lecteurs et clients. Alors parfois, la tentation de commander un large nombre d’exemplaires d’un livre dont on honnit les idées mais qui remplirait les caisses à coup sûr, doit en titiller plus d’un. Et quid de l’appel au boycott dans une tribune signée par 80 librairies indépendantes en novembre 2024, appelant à "désarmer l’empire Bolloré"2 ? Boycotter Hachette livre, fraîchement racheté par le milliardaire breton, c’est se priver d’un grand nombre de titres. Le groupe abrite une trentaine de maisons d’éditions majeures telles Grasset, JC Lattès, Le Livre de Poche... 
"Si la ligne éditoriale de l’établissement est bien déterminée, pas besoin d’avoir recours à des procédés aussi extrêmes que le boycott. Il y aura toujours une petite collection intéressante chez Hachette dont il serait dommage de se passer." nuance Manon Picot, qui assure fournir un vrai travail de pédagogie auprès du public de Lilosimages pour expliquer les structures éditoriales et leur fonctionnement, souvent opaque. 
Quant à Paco Vallat, il sourit au bout du fil. "Notre forme atypique nous permet d’échapper à certaines contraintes financières. Mais il est clair qu’aucun de nos livres ne va faire des appels à la haine, et comme toutes nos rencontres sont organisées dans des lieux militants et associatifs, on n’a jamais personne qui vient nous demander la biographie de tel ou tel politicien par exemple. Donc le boycott, on ne se pose même pas la question !" conclut-il. Chez Béatrice Walylo et Philippe Poutou, c’est un peu la même chanson : "Je pense qu’on peut tenir une ligne et remplir les caisses avec d’autres bouquins que ceux qui nous font vomir. Vendre du Marc Levy, ce n’est pas grave. En revanche, Zemmour, Onfray ou Tesson nous posent problème, leurs livres ne rentrent pas chez nous" révèle la libraire des 400 coups. "Ce sont beaucoup nos clients qui constituent notre fonds, poursuit son acolyte. Au début, on ne voulait pas afficher dans nos rayons du Marx ou du Lénine, on voulait éviter d’être trop clichés, confie-t-il avec autodérision. Et puis, il s’avère que la moitié de notre clientèle se situe entre 20 et 25 ans, et venait nous demander Le Capital ou L’idéologie allemande, sauf qu’on ne les avait pas… ! On a réalisé la demande que créait ce lieu, perçu comme un lieu de ressources pour des idées de contestations."
 
À la question "croyez-vous que les livres peuvent encore produire des soulèvements ?", la réponse est unanime : c’est un oui, franc et massif. En attendant le prochain soulèvement, et même s’il ne venait pas, le nombre croissant de librairies indépendantes sur le territoire, notamment néo-aquitain, donne envie de croire que ces refuges de savoirs et de dialogues ne sont pas près de baisser leurs rideaux.  
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1. Lire la tribune " Les librairies deviennent les réceptacles de tous les débordements idéologiques. Or elles doivent demeurer des refuges pour le savoir et la création" sur le site Le Monde. 
 
2. Lire la tribune "Désarmer l'empire Bolloré" sur le site Lundi matin, signée par 80 libraires.