"Le monde est fatigué", une lecture revigorante
"La géographie n’est que le décor, l’humain est le territoire." Voilà de quoi est capable Joseph Incardona. Au détour d’une description, pendant un virage anodin de la narration, il assène un coup de massue, sidère son lecteur. Une plume vive, tendre et méchante, à l’humour critique et cinglant. Son dernier roman, Le Monde est fatigué, lauréat du Prix des Deux Magots, constitue un nouveau succès éditorial pour la maison bordelaise Finitude.
Êve-la-sirène, la super héroïne de Joseph Incardona, va entrainer les lecteurs dans sa quête, de Genève à Dubaï, en passant par de riches villa australiennes et en empruntant toutes sortes de moyens de locomotion sensationnels, chers, polluants. Très demandée pour les spectacles aquatiques uniques qu’elle donne, Êve parcourt le globe, en quête de réponses.
Cette héroïne, sorte de Uma Turman dans Kill Bill, va servir de prétexte à critiquer l’opulence, la démesure des ultra-riches, leurs inconséquences personnelles aux conséquences tangibles. Le Monde est fatigué, c’est l'histoire d'une vengeance que part opérer un personnage meurtri, incarnant l’innocence, la fécondité, et qui a été détruite par les caprices d’une population dominante, bien que minoritaire.
En s’appuyant sur les codes du polar, en dotant son histoire d’un détective privé, de quelques armes, d’une enquête, d’une protagoniste à l’identité trafiquée, l’auteur joue avec notre inconscient collectif, pétri des mêmes films et séries américaines. Ces codes-là requièrent une multitude de lieux dans une temporalité resserrée ou compressée, avec un personnage toujours en mouvement ou en action. Beaucoup de vols, de kilomètres parcourus, de portiques franchis et de ciels traversés.
S’il utilise tous ses codes mainstream, au-delà de l’amusement que l’exercice de style doit provoquer, c’est pour mieux capter l'attention de son lecteur, qu'il va confronter à des chiffres édifiants, patiemment compilés. Dès l’ouverture, la couleur est annoncée :
Dans ce quartier chic de la commune de Vandœuvres (mais œuvrer à quoi ?), sur la rive gauche du Léman, les propriétés se succèdent comme dans un Beverly Hills des fortunés anonymes.
Quelques chiffres :
90 300 millionnaires.
345 centimillionnaires.
16 milliardaires.
Tout au long du roman, l’auteur récidive. Provoquant l’indignation à coup sûr, et espérant, peut-être, provoquer plus que cela. En suivant Êve, la sirène professionnelle au passé trouble, l’auteur nous laisse deux options : la regarder de l’autre côté du bocal, où tout est familier et confortable, ou plonger, dans la résistance, dans la beauté, la noirceur aussi. Quoiqu’il en soit, le chant de la sirène de Jospeh Incardona va chanter longtemps aux oreilles de ceux qui l’auront écoutée.