Un crime, un cadavre, ça va bien en France aussi
Matthias Altenburg vit à Francfort et aime passionnément le cyclisme : il est venu à Bordeaux avec son vélo (non à vélo). Il a consacré sa résidence aquitaine, en avril et mai 2014, à l'écriture d'un nouveau roman, Professor Hofmann oder Das Gesetz der Schönheit ("Le professeur Hofmann ou La loi de la beauté"), dont les premiers chapitres pourraient bien avoir pour cadre une ville universitaire française…
Quand il est arrivé en voiture depuis Francfort dans la cour d’Écla à Bègles. Corinne et Flore sont venues à sa rencontre : rien, s’est-il dit en les voyant s’approcher de lui, ne peut arriver de mal maintenant.
Tout était parfait. La taille de la ville, le quartier de la résidence, la place des Martyrs de la Résistance (son nom particulièrement lui parle), la maison de la rue de la Prévôté, le platane sur la place. Il ne voulait plus partir. Jamais plus. Ne voulait pas être ailleurs. En Allemagne, il y a toujours du monde qui passe depuis deux ans qu’ils habitent dans la nouvelle maison. Les amis savent qu’il travaille chez lui, alors ils sonnent à n’importe quelle heure de la journée pour boire un pot. Matthias se rend disponible. Il est également, en raison de son succès, très sollicité par les médias, par les librairies qui veulent des lectures, pour des rencontres... Depuis deux ans, il n’a jamais refusé sa porte à personne, et maintenant enfin, il était loin ! Dix à douze personnes avaient promis de venir le voir pendant ces deux mois à Bordeaux, heureusement, il n’en a rien été. Seuls sa femme et un couple d’amis lui ont rendu visite, et c’est bien suffisant comme ça.
Il était inquiet en arrivant, car il ne maîtrise pas bien le français. Mais il s’est acclimaté tout de suite.
Mathias aime la ville. Pour le quotidien, c’est beaucoup plus facile. Le rythme, la vitesse de la ville, il en est proche, il la recueille au pas de sa porte, sans avoir besoin de sortir souvent. Le rythme et la vitesse de Bordeaux ne sont pas très différents de ceux de Francfort, ils viennent jusque dans la maison. Pas besoin de trainer aux terrasses des cafés.
Vivre à la campagne, autrefois, ça lui a plu, mais Francfort lui est devenu vraiment familier. C’est chez lui, maintenant. Il entretient avec cette ville les mêmes relations qu’avec des frères et des sœurs : on peut se chamailler, mais on reste indéfectiblement liés. Dans le polar, les lieux sont un personnage à part entière, dit-il, il attache une grande importance aux lieux. Il doit les connaître personnellement, intimement, pour les décrire. Il veut qu’on puisse les voir, il tient de ses nombreuses lectures de scénarios pour Verlag der Autoren le goût du visuel et de la précision, il veut que le lecteur se fasse un film. Donc ses romans prennent place en grande partie à Francfort, qu’il arpente à vélo, dont il connaît le grain de la peau.
Il a remarqué qu’à Bordeaux, les gens sont bien plus jeunes que chez lui et très différents les uns des autres. Il remarque beaucoup de pauvres et de gens de couleur. Des gens qui vivent dans un autre monde, que l’on ne regarde même pas, comme s’ils n’étaient pas là. Il sent un fossé entre eux et le reste de la population. Une rupture, une distance très forte. Les résultats des élections européennes l’ont beaucoup perturbé, il est très affecté par le score du Front national. Il trouve qu'aucun politicien français n'ose vraiment se confronter à ce parti et s'opposer aux opinions de ses membres, de peur de perdre des électeurs. Il déplore profondément ce manque de courage politique.
Matthias a toujours été francophile. Quand il était gosse, il voulait être le garçon sur le tableau de Delacroix, La liberté guidant le peuple, celui qui brandit un pistolet. Son grand-père avait seulement dix livres chez lui, dont Sartre. Ses parents en avaient encore moins. Alors il s’est mis à lire Sartre à dix ans, puis tout ce qui pouvait lui tomber sous la main de littérature et de philosophie françaises, de cinéma français, Godard, Resnais. Il a eu de très bons professeurs dans son petit pays près de Kassel, qui l’ont aidé dans ces découvertes. Depuis qu’il est adulte, il passe deux à trois semaines par an en France pendant les vacances, à la campagne ou à Paris. Dans ses livres, il y a toujours une ou deux scènes qui se passent en France. Est-ce qu’il aimerait partir en résidence dans un pays lointain ? Non. "Un crime, un cadavre, ça va bien en France aussi, pas la peine d’aller loin !"
Son pseudonyme est un hommage à l’écrivain Anna Seghers, pseudonyme aussi qu’elle a choisi par admiration pour les œuvres du peintre et graveur néerlandais Hercules Seghers, l’ancêtre du grand éditeur de poésie Pierre Seghers. Un Jan Seghers existe dans un de ses recueils de nouvelles posthumes. Ce nom renvoie également à un cycliste, mais on ne sait pas si c’est Tim, Isman, Nele, Roger ou Auguste, tous belges et cyclistes, et tous Seghers. Cela serait plutôt un hommage à Jan Ullrich, seul allemand à avoir jamais remporté le Tour de France, et dont il a pris le prénom. Choisir un pseudonyme pour écrire des romans policiers, dit Matthias, c’est comme mettre des vêtements confortables pour jardiner.
En arrivant à Bordeaux, Matthias ne savait pas ce qu’on attendait de lui, s’il allait devoir rencontrer beaucoup de monde ou pas. Mais l'équipe d'Écla lui a laissé une paix royale et il en a été totalement heureux : "libre mais seul" dit-il en citant Brahms, la fameuse sonate F-A-E1. Il a été invité trois ou quatre fois, un rythme parfait pour lui, pas plus, pas moins. "Il faut savoir être autonome, s’en sortir tout seul", dit-il. Comme il était toujours en contact par mail avec Écla, il savait qu’il aurait reçu immédiatement l’aide dont il aurait pu avoir besoin, et c’était bien comme ça. Il s’est senti soutenu et non envahi. Du coup, il a écrit 170 pages en deux mois !
Le polar, ça s’écrit vite, dit-il, mais il a rarement écrit autant en si peu de temps. Pas depuis Landschaft mit Wolfen, sorti en quatre semaines il y a des années, et qu’il relit parfois en se disant qu’il ne pourra jamais plus faire aussi bien. Il pensait à Zola en l’écrivant, et à sa largesse de cœur, il pensait à Céline et à son souffle court. Même si son personnage, Neuhaus, est un type sinistre, d’humeur bilieuse, avec qui il n’aurait pas eu envie de passer plus de temps. Les gens s’étonnent : lui qui est si agréable, sociable, sympathique, comment peut-il s’attacher même un mois à un personnage aussi veule, pulsionnel, misanthrope, revenu de tout ? C’est sa part d’ombre, sans doute, il sourit, comme ça elle est sortie de lui, juste avant la naissance de sa fille. Son héros récurrent, Robert Marthaler, est plus proche de lui. Comme lui, il aime la musique et le vélo, et serait plutôt attaché à des valeurs traditionnelles.
Oui, il aimerait recommencer sa résidence à Bordeaux, tout de suite, postuler sous un troisième nom, il a pris goût à la ville, au travail douze heures par jour, même si sa famille lui manque. Il faut qu’il travaille encore au moins deux mois à ce rythme, cette plongée considérable dont il aime l’ampleur. Il ne sait pas dans quel état d’esprit il était ici en écrivant, il le découvrira en rentrant chez lui, l’échéance se rapproche, il doit rendre le manuscrit fin septembre, car il paraît fin novembre ! Il a signé un contrat il y a cinq ans avec son éditeur, pour ce texte qui n'existe pas encore. Maintenant, non seulement l'éditeur est en droit d’exiger la restitution des à-valoir mais il pourrait le traîner devant les tribunaux pour obtenir des pénalités.
Matthias sait bien qu’il lui faudra travailler seize heures par jour à la fin de l’été, mais avec de la mirabelle, alsacienne ou badoise, ou parfois de la poire, il tiendra le coup. Quel malheur, dit-il, de trouver en rayon dans les supermarchés français plus de whiskies que de cognacs ! Tout est prêt, les représentants démarchent les librairies, la quatrième de couverture a été rédigée sur les intentions d’écriture, mais personne n’a encore lu une seule ligne du roman ! Il aime ce défi. Il a écrit cinq polars en dix ans, il lui faut environ deux ans par roman, d’habitude : la première année, ça se construit sans écrire, la deuxième année ça s’écrit lentement. Ça s’élabore toujours de la même façon, selon la dramaturgie hollywoodienne, directement piquée aux grecs : on a besoin d’un conflit, d’un endroit, de personnages, d’une résolution. Voilà.
Matthias éclate de rire et finit son "Orangina" pendant que des rides de joie s’estompent autour de ses yeux.
1La sonate F-A-E est une œuvre pour violon et piano composée par trois compositeurs : Robert Schumann, Johannes Brahms et Albert Hermann Dietrich (élève de Schumann). Elle a été dédiée au violoniste Joseph Joachim qui avait pour devise : Frei aber einsam ("libre mais seul") et le principe était d'utiliser le plus possible les trois notes : F-A-E (fa, la, mi) en écho à cette devise.