Gaëlle Bien-Aimé, "Port-au-Prince et sa douce nuit" : écrire le corps de la ville
Gaëlle Bien-Aimé est une autrice aux multiples talents. Elle a cofondé Acte, une école d’art dramatique en Haïti. Elle est également journaliste, comédienne, dramaturge. Elle est l’autrice de plusieurs pièces de théâtre portant sur la place des femmes et sur le désir d’immigration, dont Tranzit, parue aux éditions Passage(s) en 2021. Et elle est lauréate de la résidence d’écriture Afriques Haïti 2022, proposée par ALCA et l'Institut des Afriques, qui s’est déroulée en trois temps, l’un à La Rochelle, un autre à Limoges et le dernier à Bordeaux1, et lui a permis de développer l’écriture de sa nouvelle pièce, Port-au-Prince et sa douce nuit, au titre douloureusement oxymorique.
Un huis-clos amoureux, l’espace d’une ville effondrée
Au terme de sa résidence, elle pose un regard rétrospectif sur son travail et revient sur les grandes lignes de son projet. La scène se passe à Pacot, un quartier chic de Port-au-Prince, dans une chambre. Un homme et une femme qui s’aiment discutent, et de leur dialogue émerge discrètement une cartographie urbaine, par bribes, par morceaux qui s’agencent progressivement entre eux.
Depuis 2018, les scandales ont révélé l’ampleur de la corruption et de la violence d’État dans l’affaire du fonds du Pétrocaribe en Haïti. Les gouvernements successifs ont détourné à leurs profits des aides destinées à des projets sociaux ou de développement. Des manifestations populaires sont réprimées, des organisations civiles continuent jusqu’à aujourd’hui de demander des comptes aux différents gouvernements. De manière concomitante, des gangs occupent les rues et font régner la violence.
Zily et Ferah, les deux personnages dont les noms font référence à des divinités vaudous, Ogou Feray et Erzulie Dantor, racontent la violence du quotidien, les crimes du régime, au jour le jour. À Port-au-Prince, la vie au quotidien est un combat, à l’image du dieu Ogou qui est chef de guerre, et de Dantor protégeant son enfant un poignard à la main. Dans le dialogue entre ces deux personnages entre le mythe et le fait divers, la ville rentre par effraction. Les souvenirs rentrent dans la chambre par éclats. L’autrice s’inspire par exemple d’un fait divers où une jeune femme enceinte a été criblée de balles, perdant par là même son enfant. Ce motif est retravaillé, repris et réarticulé dans le dialogue. Elle devient l’emblème des violentes faites aux femmes, des viols, des séquestrations, des kidnappings. Loin du misérabilisme, pourtant, des femmes se lèvent et disent le combat, poignard au poing.
Dire l’amour, malgré tout
Dans ce monde qui s’est effondré, la nuit, les deux amoureux continuent pourtant de faire entendre un chant d’amour, obstinément. Gaëlle Bien-Aimé commente ce dispositif scénique, en racontant l’ambivalence du rapport à la ville de Port-au-Prince : "La situation de la ville s’est mise au milieu d’eux. Je voulais faire entendre qu’il y a de l’amour malgré tout. On est dans l’impossibilité d’habiter la ville. On est dans l’impossibilité de mener des projets, d’être en couple. C’est aussi rendre hommage à cette ville, la parcourir d’un point de vue amoureux". La scène se fait parfois sensuelle, à l’instar de celle d’ouverture où le désir féminin, l’orgasme, le corps désirant est rendu avec puissance. Gaëlle Bien-Aimé revendique l’héritage littéraire de Léonora Miano et notamment d’Écrits pour la parole (L’Arche, 2012) ainsi que de Yanick Lahens et notamment de Guillaume et Nathalie (Sabine Wespieser, 2013), et effectivement on retrouve chez les trois autrices un même goût pour l’écriture de la sensualité, de la mise en scène du désir féminin affirmé et représenté ouvertement sur scène, ce qui est finalement assez rare au théâtre avec une telle crudité.
Dans cette nuit interminable donc, les personnages discutent, font l’amour, discutent de nouveau. Tout comme les personnages de Koltès, dans La Solitude des champs de coton, à l’intérieur de ce huis-clos, les dialogues disent la disruption des espaces, le temps de crise et celui de l’effondrement du dehors. Gaëlle Bien-Aimé dit vouloir donner accès à "ce qui se passe derrière ce silence, derrière ces corps fatigués, ces corps inquiets, derrière ces mots qui ne sont pas prononcés". Ce qui ne se dit pas transparaît par éclairs dans des moments où l’écriture devient subitement poème. En compagnonnage avec une nouvelle garde de poètes haïtiens, comme Jean d’Amérique (Atelier du silence, 2020), Gaëlle Bien-Aimé revendique une écriture ouvertement lyrique, qu’elle poursuit depuis Que ton règne vienne : en inventant un chœur, à des moments de respiration, le texte dramatique, très organique et vivant, se transforme tout à coup en poème, scandé, décalé. Par exemple, dans cette scène où soudain la voix de Zily se fait autre :
"Le palais ne sait pas résister au tumulte
Mais la foule si
Elle danse
Elle a toujours dansé
Malgré l’hécatombe
La poussière dans ses jupons
Je vois ces gens dans un décor mouvant
Une ville-métamorphose
Ses habitants imperturbables se lâchent dans un déhanchement atemporel
Pour survivre
Pour endiguer la détresse imminente
Pour la beauté d’une vie rescapée
De la joie
L’amour"
On voit bien dans cet extrait de la troisième séquence comment le poème raconte les révoltes populaires avec un côté lyrique et à la fois mythique conféré à la contestation citoyenne. Port-au-Prince est cette "ville-métamorphose" qui se reconfigure dans l’espace théâtral, à la fois le lieu du chaos et le lieu d’émergence de l’amour.
Ces personnages se battent : rester et vivre en Haïti en soi est un combat, qui se dit via le poème. "La musique vient toujours. Ça vient comme le poème vient. J’écris en créole ou en français, comme ça vient", témoigne Gaëlle Bien-Aimé. "Quand le créole arrive, il y a quelque chose de poétique qui arrive de nulle part et qui surgit soudain".
Port-au-Prince et sa douce nuit est encore un chantier, et la pièce est loin d’être achevée. Gaëlle Bien-Aimé souhaite désormais rouvrir l’espace, après la dislocation des premières scènes, et continuer à écrire pour ouvrir les horizons à ses deux amants : "La chambre se rétrécit sur eux. À un certain moment, je ne sais plus si mes personnages sont vivants ou morts ! J’ai envie de leur écrire maintenant un nouveau chapitre pour eux. Je veux donner le nom des rues, dire les lieux où ils ont fait la fête, où ils se sont aimés. Je veux que le spectateur puisse se dire que la ville est chaotique mais qu’on ait envie d’aller y voir quand même ! Il y a quelque chose de très photographique dans l’écriture cette fois-ci".
Gaëlle Bien-Aimé réussit dans cette pièce tout à la fois à dire les corps lourds, lestés du poids de la violence quotidienne des gangs, de la corruption endémique, de l’abandon de l’État, de la violence systémique faite aux femmes, et tout à la fois également à dire le corps amoureux, sensuel, combattant, porté par la force du vaudou et les joies du désir. Ces deux corps sont présents tour à tour chez les deux personnages, Zily et Férah, et de manière plus souterraine, dans la cartographie générale du corps de la ville, Port-au-Prince, véritable sujet de la pièce en définitive.
1 Gaëlle Bien-Aimé a été accueillie dans le réseau des résidences régional : à La Maison des écritures (La Rochelle), à La Maison des auteurs et autrices – Des Francophonies à la scène (Limoges) et à La Prévôté (Bordeaux).