"Brosser le portrait allégorique d’une communauté imaginaire"
Jeune cinéaste biélorusse, Sasha Stelchenko était accueilli à Bordeaux du 26 novembre au 17 décembre 2021 dans le cadre des résidences internationales d’écriture Cinéma de La Prévôté portées par ALCA en partenariat avec le Poitiers Film Festival.
The 37th Kilometer1 a bénéficié d’un fort accompagnement en Nouvelle-Aquitaine, avec une participation au Jump In du Poitiers Film Festival fin 2020, puis au Full Circle Lab en 2021 et enfin la résidence de La Prévôté. Cet enchaînement a-t-il été vertueux pour votre projet ?
Sasha Stelchenko : Le timing était parfait. Je réalise que le Poitiers Film Festival a joué un rôle important pour le projet : j’y étais en 2019 avec mon court métrage Deserter, puis j’ai été invité à participer au Jump In, j’y ai rencontré le consultant Philippe Barrière. J’ai trouvé sa façon de travailler sur les projets totalement neuve pour moi, très inspirante. J’ai été heureux de découvrir qu’il faisait aussi partie de l’équipe du Full Circle Lab. Juste avant la résidence, j’ai pris part à la deuxième et dernière session du Full Circle Lab, avec cinq jours intenses de consultations avec Philippe et Rosa Attab, sur la base d’une cinquième version du traitement. Je suis donc arrivé en résidence avec un carnet rempli de notes et de commentaires, ainsi qu’avec les enregistrements de nos conversations. J’ai passé du temps à les transcrire et à les mettre en ordre. Avec cette matière, j’ai commencé à structurer mon projet pour le présenter début 2022 au fonds de financement tchèque en développement. C’était le bon moment pour agencer mes pensées et commencer à écrire des scènes séparées.
Vous vivez aujourd’hui à Prague. Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?
S.S. : J’ai rejoint une université biélorusse "en exil" à Vilnius – initialement créée à Minsk, elle avait été fermée par le gouvernement pour raisons idéologiques. À cette époque, je faisais des allers-retours entre Minsk et Vilnius, qui ne sont distantes que de 170 kilomètres, puis j’ai décidé de rejoindre la Famu [prestigieuse Académie du film de Prague, d’où sont issus Milos Forman, Vera Chytilova, Agnieszka Holland ou Emir Kusturica, ndlr] il y a dix ans, après les élections en Biélorussie lors desquelles un espoir de changement avait été déçu. En tant qu’étudiant, j’étais dispensé de mes obligations militaires.
J’y retourne régulièrement : j’ai maintenant dépassé l’âge requis pour faire mon service militaire, ma famille y vit toujours. J’y suis même allé en repérages avec un chef opérateur après avoir terminé la première version du traitement. Nous nous sommes rendus dans une petite ville militaire non loin de Minsk. Nous voulions réaliser des teasers, prendre des photos. J’ai appris plus tard que cette ville est celle des forces spéciales de la police, dont on a beaucoup parlé au moment des protestations de 2020.
Pensez-vous pouvoir y tourner ?
S.S. : Il y a deux ans encore, c’était mon projet. Maintenant, je dirais que ce n’est pas possible car la situation est compliquée. Il n’y a déjà pas de système de financement des films, on a des studios qui appartiennent à l’État et captent tous les financements pour produire de gros projets domestiques, le plus souvent des films patriotiques qui traitent de la Seconde Guerre mondiale, et qui participent d’une idéologie construite sur la mémoire de cette guerre.
Aujourd’hui, nous pensons tourner dans les pays voisins de la Biélorussie, les pays baltes en particulier ou peut-être la Pologne. Je veux tourner avec des acteurs biélorusses, dont le talent est malheureusement sous-exploité : beaucoup sont sans emploi, d’autres ont été forcés de quitter le pays à la suite de la répression. Ils sont présents dans toute la région. Je veux que la langue du film soit le biélorusse.
Votre projet s’inscrit dans un espace bien particulier, celui d’une "ville militaire". Pouvez-vous nous en parler ?
S.S. : Ces villes militaires étaient des institutions dans tout le bloc soviétique qui ont perduré après sa chute. Ce sont des villes fermées, formées autour d’une base militaire, entourées de check-points et protégées par un périmètre de sécurité, où s’appliquent des restrictions de résidence et dans lesquelles un non-résident ne peut entrer que sur autorisation. Sous commandement militaire, elles intègrent des infrastructures civiles et des logements gratuits pour les militaires, les personnels civils et leurs familles. Elles n’apparaissent généralement pas sur les panneaux de signalisation ou les horaires de transport public et ne sont indiquées que par leur distance de la ville la plus proche.
"J’aime l’idée de communautés isolées, fermées, presque sectaires. C’était un choix naturel quand j’ai pensé à l’espace dans lequel je voulais ancrer mon film."
Je me suis souvenu d’un camarade de classe, qui vivait dans une telle ville autour d’une académie militaire, encerclée par des murs, au milieu des soldats, près de chez moi. Je voyais tous les jours ces murs, ces check-points, c’était partout autour de moi. J’ai réalisé que la société biélorusse entière, ses idéaux, rappellent une ville militaire. J’aime l’idée de communautés isolées, fermées, presque sectaires. C’était un choix naturel quand j’ai pensé à l’espace dans lequel je voulais ancrer mon film. Évidemment, je me repose sur mes expériences personnelles lorsque j’écris, mais j’aspire à brosser le portrait allégorique d’une communauté imaginaire.
Le film est écrit depuis l’étranger, tourné hors de Biélorussie. Quelle est sa matière ?
S.S. : Je le découvre en écrivant, en discutant du projet. Parfois, ces discussions me font réaliser que de manière subconsciente, j’y ai mis des souvenirs. On peut trouver dans l’histoire des indices de ma relation avec ma famille, avec mon père, des choses que mes amis ou moi avons vécues. Écrire loin de la Biélorussie m’aide aussi à avoir une certaine distance, à ne pas être trop émotionnel, ce qui est très difficile. J’ai commencé à faire des films assez tard, vers 23 ans, et j’ai vécu vingt ans, en Biélorussie, les plus belles années de ma vie. Je peux donc m’identifier, dans une certaine mesure, à la protagoniste de mon film. En même temps, le thème de la désertion m’intéresse, peut-être aussi parce que je me sens moi-même un peu parfois comme un déserteur, c’est une question morale compliquée.
Votre film aura sans doute besoin d’un schéma de production particulier…
S.S. : Le film ne sera pas facile à financer en République tchèque uniquement : l’histoire est biélorusse, la langue de tournage aussi. La production déléguée sera en République tchèque mais nous aurons besoin de partenaires dans les pays baltes ou en Pologne et sans doute aussi à l’ouest, pas seulement pour le financement mais aussi pour le partage d’expérience. Par exemple, j’ai rencontré un compositeur à Paris avec qui j’aimerais beaucoup travailler. Ce sera sans doute une coproduction tripartite.
Vous entendez insuffler un souffle de réalisme magique dans The 37th Kilometre…
S.S. : C’est mon ambition. Je n’ai pas encore trouvé la clé, mais j’aimerais beaucoup que le projet et sa narration-même aient cette dimension. C’est très inspirant pour moi, j’aime les contes de fées, les choses mystiques, être un peu au-dessus du réel. L’environnement du film lui-même, avec cette ville militaire, peut sembler mystérieux. Je veux jouer là-dessus et montrer subtilement comment une adolescente qui grandit dans cet univers le perçoit de l’intérieur. Il y a ce monde naturel, la forêt, et la ville militaire, deux milieux très proches géographiquement mais très différents. Quand j’ai candidaté à la Famu, j’ai présenté un court métrage qui parlait d’une maison dont Cortázar avait pris le contrôle. Cette atmosphère m’a vraiment inspiré, j’ai envie d’y retourner pour mon premier long métrage. The Deserter était plutôt un drame social, là j’ai envie d’ouvrir cette boîte magique. Je ne veux pas faire un film aussi mystique que les siens, mais j’aime les sensations que provoque Amat Escalante par les mondes qu’il crée.
1 Sonya, 17 ans, ne parvenant pas à aider un jeune soldat, se sent déçue et contrariée lorsqu’elle apprend que celui a déserté la base militaire locale. Elle décide alors de découvrir la vérité sur sa ville militaire fermée et ses règles.