Observer, absorber, explorer…
Au printemps dernier, l'écrivaine et poète jamaïco-canadienne Olive Senior était l'hôte de la résidence de la Prévôté, à l'invitation d’Écla et des éditions du Castor Astral qui ont publié son premier recueil de poèmes traduit en français.
Votre œuvre mêle les genres, fiction et non fiction, prose et poésie, nouvelles et romans. Comment expliquez-vous cette diversité dans votre écriture ?
Olive Senior : L’écriture est un impératif, je ne l’ai pas choisie. Cela a été pour moi une manière de naviguer à travers le monde et de découvrir ma propre identité. L’écriture me vient sous différentes formes ; je ne peux que l’expliquer par le goût que j’ai d’explorer. C’est aussi ce goût qui m’a conduite à la non fiction et au travail de recherche qu’elle implique.
Comment envisagez-vous l’écriture poétique dans cet ensemble ?
O.S. : La poésie vous décentre et vous recentre dans le même mouvement. Je crois que mes autres écrits sont davantage enracinés dans les lieux. L’écriture poétique me donne la chance d’être libre et de regarder le monde sous un autre éclairage, y compris à travers le jeu des mots. Et j’aime à penser que ma poésie, qui puise d’ailleurs dans différentes mythologies, et non seulement dans la mythologie caribéenne, est universelle.
L’usage des mots est différent dans l’écriture poétique ?
O.S. : Il l’est, et j’aime jouer avec les sons et les significations, les rythmes et les cadences, car, bien sûr, la poésie est un chant. Elle me contraint d’autre part à une forme d’expression très condensée, ce qui est un défi dans l’écriture. Et, sans être didactique (je ne cherche pas à l’être), elle conduit le lecteur à percevoir le monde différemment, comme à travers un prisme, hors de la perception habituelle.
Elle rompt avec les automatismes de la perception, permet de voir les choses comme pour la première fois ?
O.S. : Oui, et je pense que c’est là le travail du poète.
Y a-t-il des écrivains qui ont influencé plus particulièrement votre travail ?
O.S. : C’est le processus de toute une vie de lectures et de relectures. Les écrivains britanniques sont évidemment ceux que j’ai découverts à l’école, mais pas nécessairement ceux dont je me suis sentie proche. Après quoi, j’ai multiplié les influences. Les écrivains américains qu’on appelle « southern gothic writers », comme Carson McCullers ou Truman Capote, après Faulkner, et dans lesquels, non sans étonnement, je me suis retrouvée, parce qu’ils évoquent le rapport des Blancs et des Noirs dans le sud des États-Unis. Plus tard, les romanciers sud-américains comme Gabriel Garcia Marquez ou le Brésilien Jorge Amado ont eu une grande importance pour moi. Les canons littéraires anglais sont très ancrés dans la culture britannique ; les romanciers sud-américains puisent dans les mythes et les changent en fictions, ils m’ont beaucoup appris.
Le réalisme magique vous est proche ?
O.S. : Il a été pour moi une sorte d’éveil à la manière dont je pouvais vivre mon propre folklore.
Votre poésie est très polyphonique, elle fait entendre plusieurs voix et plusieurs langues. Pensez-vous que le fait d’avoir baigné, durant votre résidence bordelaise, dans une langue qui vous est étrangère aura un effet spécifique sur votre travail d’écriture ?
O.S. : En général, j’assimile inconsciemment tout ce qui se passe autour de moi et les choses ressurgissent de manière indirecte. Ce n’est pas tant la langue que l’ambiance dont je me sens imprégnée. Je suis surtout très visuelle, et c’est aussi la manière dont je perçois les mots, quand d’autres écrivains sont plus sensibles à leur musicalité, à leur forme sonore. Lorsque j’écris de la fiction, j’ai presque toujours avec moi une photo – quelqu’un d’extérieur ne percevra pas le lien entre cette image et la nouvelle produite, et pourtant la nouvelle s’est écrite avec. L’écriture poétique fonctionne différemment : les images sont dans ma tête.
Le visuel, dans la réalité environnante ou l’univers mental, ce n’est pas seulement une chose vue, ou, pour ce qui est de la poésie, un mot ; c’est un processus de concrétisation de l’idée.
Je suis extrêmement sensible à l’atmosphère. Une atmosphère est une image. C’est une combinaison d’architecture et d’humain, l’une et l’autre liés aux traditions. Cette atmosphère est, en France, très différente de celle de l’Amérique du Nord ou de la Jamaïque : tous ces gens attablés au café, tous ces étalages de fromage, l’amour de la nourriture et de sa présentation ! Aux États-Unis, le confort est assimilé à la richesse et à sa manifestation ; en France, on a le sentiment que les gens se sentent bien dans leur quotidien, c’est une manière d’être et de vivre. Le contraste est fort et très intéressant.
Quel a été pour vous le plus inattendu à Bordeaux ?
O.S. : La pluie ! Non… En vérité, j’adore Bordeaux ; de toutes les villes où j’ai été, je crois qu’elle est ma préférée. Tout y est accessible, y compris les gens… et pourtant, les rues bordelaises sont souvent désertes : j’y marche, je n’y croise personne, et cela crée comme une attente – qui ou que vais-je voir au prochain tournant ? J’aime l’espace et l’idée de ce vide.
Vous vivez désormais au Canada, vous avez beaucoup voyagé. Quelle est aujourd’hui votre relation aux Caraïbes et à leur littérature ?
O.S. : Les Caraïbes restent au centre de mon travail – les sujets, les situations, les thèmes et mon utilisation du langage portent les caractéristiques de la littérature caribéenne, qui est une littérature fortement attachée aux lieux, chez ceux-là mêmes qui les ont quittés. Les questions de l’identité culturelle, ethnique, raciale, et de l’histoire, y demeurent essentielles.
Diriez-vous que votre écriture est une écriture engagée ?
O.S. : Tout à fait. Les écrivains qui ont compté pour moi le sont. Et les poètes – je pense en particulier à Pablo Neruda, que j’admire immensément, ou à Muriel Rukeyser, une poétesse nord-américaine. Pour autant, la poésie didactique ne m’intéresse pas. Je cherche à exposer les choses d’une manière indirecte, et qui soit ma manière propre. Chaque écrivain doit écrire ce qu’il a à écrire : je cherche la part qui m’échoit. L’engagement doit être avant tout un engagement dans l’écriture et vis-à-vis de soi-même.
Vous avez débuté par l’écriture journalistique…
O.S. : Je suis devenue journaliste parce que je voulais écrire… J’ai grandi dans une Jamaïque primitive, je ne savais rien des écrivains, rien de l’écriture, mais j’ai su, toute petite, que je voulais écrire. Le journalisme m’a aussi appris l’objectivité. J’essaye d’être objective dans mon travail d’écriture, je tente de ne pas y apparaître.
C’est une forme de présence au monde ?
O.S. : Une présence, et en même temps une manière de se tenir en dehors du monde.
Comment décririez-vous, dans votre être et dans votre travail, ce mélange de cultures, jamaïcaine d’un côté, britannique de l’autre, dont vous êtes issue ?
O.S. : Je crois que l’écriture m’a aidée à réunir ces mondes. Et je me sens bien, désormais, avec ce que je suis. Ce n’est pas si commun. Les Jamaïcains sont assignés à une couleur de peau qui a toujours déterminé leur position sociale. Mais j’ai grandi à la campagne et parmi toutes sortes de gens, Blancs, Noirs, Métis, dans le respect de chacun. Ma famille était à la fois pauvre et claire de peau, ce qui est un avantage. Et dans cette société très stratifiée, je n’ai pas grandi avec le sentiment d’être assignée à une place par la couleur de ma peau ou notre niveau de vie. Cela aussi m’a permis davantage d’objectivité. Et de me sentir moi-même, et bien partout. Sans doute le fait d’être artiste y est-il aussi pour quelque chose. J’ai découvert, très jeune, dès quatre ans, le pouvoir des mots. Et que si vous maîtrisiez le langage, vous maitrisiez la vie. J’ai grandi dans une culture à la fois écrite et orale, où les gens qui ne savaient pas écrire maîtrisaient le langage. Puis j’ai cette grande qualité d’être depuis toujours très observatrice. Observant, absorbant, explorant cette société qui était la mienne, cherchant à apprendre et ne prenant jamais rien pour acquis, en quête de moi-même, je me suis sentie l’enfant de tous. Mon écriture, encore une fois, fait partie de ce processus d’exploration. Comme le fait de quitter la Jamaïque et de voyager.